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Jeanne (2)

Publié le 18 juin 2008 par Zoridae
Jeanne (2)Alors qu’elle ne savait pas encore marcher, on la perdait régulièrement.
Elle gisait dans un panier de linge sale, sous une table, dans le garde-manger que l’on fermait à clefs parfois toute une nuit, avant de la retrouver, par hasard.
Une fois, elle fut oubliée dans la grange, de l’aube jusqu’à la nuit tombée. Elle y était restée si longtemps qu’elle avait manqué trois repas. Elle était allongée dans le noir, frigorifiée au milieu des courants d’air. Des moustiques avaient dévoré une partie de son visage. Ses langes étaient imprégnés d’excréments qui lui coulaient dans le dos. Ses jambes, ses bras, son cou, nus semblaient poinçonnés, ponctués de minuscules cercles que le long séjour dans le foin avait gravé sur la peau sensible. Mais lorsque sa mère la découvrit enfin, au milieu de la paille où elle l’avait posée le matin pour étendre son linge, Jeanne ne pleura ni de colère ni de soulagement. Elle ne sourit pas en voyant le visage couperosé penché au-dessus d’elle, ni en se trouvant enfin écrasée et réchauffée entre deux seins mous.
La mère de Jeanne, parfois, sentait naître un début de culpabilité qu’un cri aurait pu transformer en regret puis en caresse. Néanmoins, jamais Jeanne n’exigeait qu’on la console du mal qu’on lui avait fait. L’épisode dans la grange avait vu naître la dernière angoisse maternelle ; Jeanne n’avait pas, jusqu’alors, été perdue si longtemps et il sembla, un instant, que c’était peut-être une fois de trop. Pourtant, l’angoisse et les caresses se trouvèrent oubliées avant même de s’être exprimées lorsque Jeanne se laissa prendre, changer, réchauffer, nourrir, sans une larme, sans un frisson de fièvre. La mère se dit Tiens, elle est docile cette enfant, et pas capricieuse mais elle n’en tira aucun plaisir.
La plupart du temps, Jeanne levait les yeux sur elle, ses deux lèvres fines et sèches comme des brindilles serrées l’une contre l’autre, craquelées. Son corps était mou, glacé. Elle se laissait déshabiller et habiller avec indifférence, sans lever les bras quand sa mère tirait sur les manches de son gilet, sans jouer avec ses pieds quand elle était allongée sur le dos, sans gémir si la pointe d’une épingle la piquait quelque part. Seuls, ses yeux s'arrondissaient comme des soucoupes ; ils tournaient dans leur orbite, coruscants et vides, fragments de miroir qui ne renvoyaient rien.
Son regard était insolite et jamais sa mère ne l’avait croisé plus d’une seconde. Il chavirait d’un endroit à l’autre, lentement, ténébreux accablant, profond, insistant. Il ne glissait pas sur ce qui l’intéressait, il ne parcourait jamais rien mais il s’y appuyait, au contraire, de tout son poids, il s’y fixait et ne s’en détachait que pour aller se poser ailleurs, aussi décidé qu’une main qui donne une claque. Il semblait parcourir le moindre millimètre de la peau du visage que l’enfant observait.
« Qu’attends-tu ? Que veux-tu ? marmonnait la mère en tournant la tête de sa fille de l’autre côté, vers le mur.
Mais les deux billes du regard de Jeanne revenait aussitôt lui brûler les joues. La mère agitait sa main entre son visage et celui de Jeanne, comme si elle chassait des mouches.
« Mais, mon dieu, se disait-elle soudain, est-ce mon grain de beauté sur le front qu’elle regarde comme ça ? »
Elle ne pouvait s’empêcher alors d’aborder sa fille avec son autre profil, celui au front intact. Un peu plus tard, elle sursautait ; Jeanne fixait son cou. « Oui, j’ai un double menton, finissait-elle par grogner, tu verras quand tu auras mon âge ! ».
Jeanne ne frissonnait pas. Pas un muscle de son visage ne bougeait lorsqu’elle subissait des coups ou encaissait des insultes.
A trois ans, elle ne parlait pas, ne demandait rien. Mais son regard était curieux et sans pudeur. Il s’immisçait où personne n’accédait. Il fouillait, devinait, soulignait. « Que regardes-tu, hein ? Que cherches-tu ? » demandait la mère en se frottant le cou.
Ce qu’elle aurait souhaité, c’est que cette petite fille ranime des sentiments qu’une existence trop dure avait épuisés. Or, elle ne savait qu'irriter ses nerfs fragiles.
Illustration : Lisa Hurwitz

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