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Jeanne (1)

Publié le 17 juin 2008 par Zoridae
Jeanne, dans sa famille, passait inaperçue.
Elle était née, sans tapage, un matin de décembre. Elle était si chétive qu’il avait suffit d’une seule poussée pour qu’elle glisse, gluante et violacée, entre les cuisses maternelles. Elle avait émis un cri que personne n’avait remarqué et que la cousine, venue pour aider, avait convoqué d’un coup sur les fesses alors que l’enfant fermait les yeux.
Déjà la violence sanctionnait son apparente indifférence.
On l’avait frottée avec une éponge rance plongée dans une eau à peine tiède et vêtue d’une layette bleue usée et rapiécée qui avait servi pour ses sept frères aînés. La mère, avant de lui accorder une attention courroucée, s’était essuyée entre les cuisses avec de vieux chiffons bons à jeter, propres mais troués et tendus par des taches roides que de multiples lessives n’avaient pas atténuées. Enfin, la cousine avait offert Jeanne aux bras de sa mère et les hommes étaient entrés pour voir la « première fille de la famille ».
Ils en avaient rêvé autrefois.
Elle mettrait de la gaieté dans la maison. Les garçons la protégeraient et se battraient pour elle. La mère lui donnerait ses robes de jeune fille embellies d’un ruban ou de dentelles qu’elles coudraient ensemble au coin du feu. Le père la gâterait, elle serait sa préférée.
Mais finalement, Jeanne était arrivée trop tard. Ses frères étaient grands et envisageaient de s’établir avec leur propre famille. La mère avait utilisé ses vieilles robes pour en faire des chiffons et elle s’était, avec le père de Jeanne, repliée dans l’attitude aigrie, dans l’égoïsme mordant qui leur avaient semblé être la dernière possibilité de jouir encore un peu d’une existence décevante.
Ainsi le défilé devant l’enfant fut-il mou et contraint. C’était surtout l’occasion de s’arrêter en plein travail pour fumer et manger un casse-croûte exceptionnel. Jeanne s’était endormie sans téter le sein que sa mère lui tendait, nue sur le ventre ample et plein de plis qu’elle venait de déserter.
Un de ses frères, Paul, la réveilla encore en voulant lui faire desserrer le poing ; cette façon qu’ils avaient de serrer entre leur petits doigts, de toute leur force, un doigt beaucoup plus grand que les leurs, c’était le seul contact amusant qu’il se souvenait d'avoir jamais eu avec des bébés.
Pierrot lui tira les cheveux qu’elle portait drus et noirs.
Jean lui pinça les joues.
Le père lui souffla une bouffée du cigare qu’il gardait depuis plusieurs années dans l’attente d’une grande occasion. Jeanne, bien sûr toussa et pleura, ce qui provoqua un fou rire général. Elle était si petite qu’au milieu de sa trogne rabougrie, on ne distingua pas, tout d’abord, les yeux violets pailletés de noir, et, par la suite, on eut si peu l’habitude de la dévisager, que l’on ne remarqua pas non plus l’étrangeté de son regard.Jeanne (1)
Illustration : Lisa Hurwitz

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