D'elle je n'ai d'abord vu qu'un crâne, minuscule et couvert d'une fine chevelure hirsute. Contre son nez, le sein de sa mère, blanc et énorme m'arracha une grimace :
"Mais qu'est-ce que tu fais ? demandai-je à Elisabeth.
- Et bien je l'allaite, tu vois.
- Pourquoi, elle ne prend pas plutôt le biberon, c'est mieux non ?
- Ben on lui donne des biberons de temps en temps. Mais boire au sein c'est ce qu'il y a de meilleur pour les bébés tu sais !"
Anna, assise près de moi, pouffa dans ses mains. Je détournai la tête gênée car le bébé venait de recracher le téton érigé, tout luisant de salive. Une goutte de lait dévala la corolle sombre, s'attarda sur un grain de beauté et s'écrasa sur le soutien gorge à rabat. Ma belle-mère emboita sur le mamelon une drôle de gouttière. Je ne pus m'empêcher de poser encore des questions :
- C'est quoi ça ? Ça sert à quoi ce truc ?
- C'est pour recueillir le lait qui coule...
Je regardais, silencieuse, les sourcils froncés, la poitrine étrange qu'arborait Elisabeth, à présent qu'elle avait rabattu ses vêtements par-dessus. Elle ressemblait au soldat en armure qui ornait la couverture de mon livre d'histoire.
Enfin, elle nous présenta notre petite sœur, Ludivine :
- Qui veut la prendre ? s'enquit-elle gentiment...
- Moi !
- Non moi !
Elisabeth trancha en ma faveur :
- Anna tu la prendras plus tard. Tu auras le temps, ne t'inquiète pas.
Ludivine avait onze jours et elle était aussi légère qu'une poupée. Elle me dévisageait de ses yeux écarquillés et je n'osais plus respirer. Son petit nez se nichait contre mon épaule comme celui d'un petit animal, elle serrait les poings. De temps en temps un soubresaut agitait tous ses membres à la fois. Elle s'arquait entre mes bras qui l'embrassaient. Soudain, elle ouvrit la bouche et poussa un vagissement.
- Oh ! On dirait un chaton ! dis-je.
Ma voix, dans ma gorge c'était coincée. Je me tus, émue.
- Regarde ! chuchota Anna, qui, collée contre moi fixait Ludivine avec intensité.
Une gerbe de lait, épaisse et mousseuse, dégoulina sur la joue du bébé.
- Elisabeth, criai-je, Elisabeth, vite, viens la prendre !
Ce n'est qu'au moment de dormir que mes pensées s'ordonnèrent.
- Je voulais la détester tu sais, avouai-je dans la pénombre à Anna. Je le voulais vraiment, en plus on l'avait juré et tout et tout... Mais... Je crois que je l'aime !
- Oh oui, elle est si belle, approuva Anna.
Alors mon cœur se serra de cet amour immense et reconnu.
La tête dans l'oreiller, longtemps après que ma sœur se fut endormie, j'étouffai mes sanglots . Derrière les arcs de lumière de mes paupières pressées, j'admirais le visage de Ludivine, ses petites mains aux doigts repliés. J'avais onze ans de plus qu'elle et cela me terrifiait :
- Jamais nous ne serons proches, réalisais-je, et jamais nous ne vivrons ensemble. Et puis je vais mourir des années avant elle et elle sera si triste !