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Cicatrices (2) - Panser ses blessures -

Publié le 25 mai 2008 par Zoridae
J’ai imaginé une incision au milieu de mon front qui scinderait mon corps jusqu’aux pieds et permettrait d’ôter ma peau abîmée. Il y aurait un moment délicat. Je verrais sous le dais blanc et rose parsemé de tâches de son, les chairs mises à nues, sanguinolentes, molles, parcourues de tressaillements minables. Les traversant de part en part, les os paraîtraient menaçants, curieusement rigides et les veines, battant frénétiquement, me rempliraient d’une appréhension vertigineuse.
Peut-être m’apercevrais-je qu’à l’endroit des cicatrices il n’y a rien. Le traumatisme était superficiel et je soupirerais à cause des années passées à tenter de le cerner.
Enfin, je serais prête à investir ma nouvelle peau, une peau indemne, un vêtement pour le bonheur, une enveloppe protectrice dans laquelle je me sentirais invincible.
Je souriais aux promesses de légèreté qui concluaient ma rêverie morbide, lorsque, mardi, le téléphone sonna. C’était Minna la mère de Margot. Elle m’informait que sa fille ne pourrait certainement pas venir à son cours le mercredi soir parce qu’elles allaient se rendre, d’un moment à l’autre, aux Urgences de l’Hôpital Necker. Margot était dans un état très inquiétant. Minna ne put achever ses explications. Après quelques secondes de silence, elle raccrocha et m’envoya un mail.
Quelques jours avant, Minna et Margot étaient venues manger à la maison et j’avais entendu toute l’histoire de ma petite élève.
A la naissance, elle avait eu une hémorragie cérébrale pour laquelle on l’avait opérée avec succès. On avait placé, dans son cerveau une petite valve pour aspirer le trop-plein de liquide céphalo-rachidien. Le tuyau d’évacuation descend au milieu de ses intestins.
Il y a deux ans, Margot avait soudain souffert de vomissements et de maux de tête intenses aussi l’avait-on hospitalisée à Dreux. Pendant deux semaines on lui avait fait une batterie d’examens sans trouver aucune cause à son état. Jusqu’à ce qu’une nuit Margot fasse une véritable crise de démence.
Minna, les larmes aux yeux raconta : « On aurait dit l’Exorciste, tu sais ? C’était horrible, elle ne me reconnaissait plus, il a fallu l’attacher dans son lit… ». Alors on a transféré Margot, en hélicoptère à l’Hôpital du Kremlin-Bicêtre.
Mais là non plus, les médecins n’ont su trouver ce qui n’allaient pas. Les parents de Margot insistaient : « Vous êtes sûrs que ça ne vient pas de la valve ?
- Mais non, leur répondait-on, de ce côté là tout va bien ! »
Un jour, Minna a remarqué que sa fille ne réagissait plus à la lumière. Elle trouvait son regard étrange. On lui a expliqué que c’était à cause des calmants qu’on administrait à Margot. « Ce n’est rien, c’est passager, vous verrez, c’est un des effets secondaires des médicaments ! ».
Après dix jours sans progrès dans cet hôpital, Minna et Santos ont demandé qu’on leur signe une décharge et ont emmené Margot à l’Hôpital Necker. Le professeur en neurologie de garde ce jour-là, après avoir examiné Margot et observé le scanner environ une minute, s’est écrié : « Il faut changer la valve tout de suite ! »
Il avait raison, elle était bouchée.
Mais entre temps, Margot était devenue aveugle parce que ses nerfs optiques avaient subi trop de pression.
Minna est donc venue vivre à Paris avec sa fille près d’une école spécialisée où Margot apprend à se déplacer, à cuisiner, à lire en braille, à jouer du piano. Son mari, Santos, chef d’entreprise à Dreux ne les voit que le week-end.
Margot mène une vie normale avec passion. Cet hiver elle a appris à faire du ski, elle grimpe aux arbres, joue dans les jardins d’enfants comme les autres. Dans la rue, elle court. Du bout des pieds et à travers ses grosses baskets blanches elle sent le bord du trottoir, les dalles de sécurité en haut des escaliers du métro et le long du quai.
Margot chante avec moi et c’est une lumière.
Tous les élèves qu’elle a côtoyé quelques minutes avant son cours ou à la fin de celui-ci ont été charmés, éblouis.
Margot est belle et elle est généreuse. Elle comprend la moindre de mes indications avec finesse. Parfois elle éprouve des difficultés parce qu’elle doit tout apprendre par cœur. Certains mots entendus sur un disque sont mal perçus, elle ne saisit pas toujours le sens des phrases qu’elle entonne.
Alors au milieu de la chanson, il y a un terme incompréhensible, de ceux que l’on invente tout petit avant de maîtriser parfaitement le langage.
Margot se met en colère parce qu’elle ne supporte pas de se tromper. Dans ce cas-là, soit elle se frappe la cuisse en criant « Oh non ! J’ai encore fait une erreur ! », soit elle prétend que c’est de ma faute parce que j’ai fait un bruit, que je n’ai pas joué la bonne note au piano, que j’ai chanté en même temps qu’elle – et ça, elle ne supporte pas !
Mais la plupart du temps Margot est enthousiaste, elle tape des mains quand l’exercice que je lui propose est un de ceux qu’elle connaît le mieux.
Elle hurle : « Oh je l’adore celui-là, merci ! Merci ! »
Elle se jette par terre, elle joue la morte, elle attend que ma voix tremble d’inquiétude pour se relever. Puis elle se voûte, arrondit sa paume sur le pommeau d’une canne imaginaire et descend une quinte sur « Gnain, gnain, gnain, gnain, gnain ».
Toutes les trois minutes j’essaie de la tempérer : « Margot calme toi ! Moins fort Margot ! Ne gigote pas trop Margot ! »
Elle se rapproche de moi et plante ses yeux bleus, brillants dans les miens, elle caresse mes cheveux, elle me pousse de l’épaule avec ses mimiques de sorcière.
Enfin, elle éclate de rire. Je lui demande pourquoi ? Elle me répond que c’est à cause de l’expression que j’avais à l’instant, ma façon de sourire « comme ça » : et elle imite à la perfection mon visage, quelques secondes plus tôt. Dans son regard, je crois lire mes pensées à livre ouvert. Je répète « Bon Margot, maintenant, concentre-toi un peu ! ».
Elle se redresse, bombe son torse gracile, lisse ses cheveux piqués de barrettes roses et mauves et elle chante, appliquée. Sa voix est claire, puissante, vibrante, elle s’élance, elle émeut, même mâchée par des mots ânonnés.
A la fin de l’heure, Margot se jette dans mes bras, me caresse les cheveux et clame « Je t’aime, oh je t’aime ! » Elle caresse mes cheveux une nouvelle fois, me demande pourquoi ils sont frisés et pourquoi si longs et de quelle couleur exactement ? Sa mère lui enjoint d’arrêter et je proteste « C’est bon, ce n’est pas grave ! »
Je la serre dans mes bras et elle répond à mon câlin en m’étouffant. Je fais « Arg ! », sa mère se fâche « Elle ne mesure pas sa force ! » Nous rions encore une fois.
Mardi à minuit un neurochirurgien a glissé son scalpel dans les cicatrices de Margot, celle à la base du crâne et celle au bas du ventre.
Il a retiré la valve qui s’était bouchée une nouvelle fois et il l’a remplacée.
(A suivre...)

Illustration : Art and Ghosts

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