En 2013, la France et le Royaume Uni ont convenu d’un accord portant sur la construction de deux réacteurs pressurisés européens (EPR) à Hinkley Point en Angleterre. Ces réacteurs sont des réacteurs dits de troisième génération, basée sur l’optimisation de la fission. Ces réacteurs doivent à terme couvrir 7% des besoins britannique en électricité, et le « 1er béton » du chantier est censé être coulé mi 2019. Or, quatre EPR sont en construction dans le monde, un en France, à Flamanville, un en Finlande et deux en Chine, et aucun de ces projets n’a pour l’heure abouti ; surcoûts, délais, déconvenues industrielles ébranlent la confiance de la branche nucléaire française.
Le lancement d’un nouveau chantier d’EPR à Hinkley Point représente donc un risque véritable pour la survie d’EDF, et de la filière nucléaire française dans son sillage. Ce risque est double, industriel et financier.
Sur le plan industriel, le contrat d’Hinkley Point représente une garantie d’emploi et de renouvellement des compétences de l’industrie nucléaire française, et britannique dans une moindre mesure. Mais des doutes apparaissent sur la fiabilité des solutions industrielles proposées par Areva, partenaire privilégié d’EDF.
Sur le plan financier, le contrat représente environ 22 milliards d’euros d’investissement pesant aux deux tiers sur EDF, le restant revenant au chinois China General Nuclear Power Corporation, partenaire d’EDF suite au projet d’EPR en Chine. Selon les termes mêmes de Thomas Piquemal, directeur financier démissionnaire d’EDF, cela représente « 70% du patrimoine d’EDF ».
A l’horizon 2030, les objectifs d’EDF sont triples, « le grand carénage », remise à niveau du parc nucléaire existant, le développement du nouveau nucléaire (basé sur la fusion), et l’accroissement de la part des énergies renouvelables. Tous les acteurs s’accordent à penser que ces objectifs, du fait de l’importance des investissements immobilisés dans le projet d’Hinkley Point, sont devenus inatteignables. Cette équation insoluble est la raison de la démission du directeur financier d’EDF le 1er mars dernier.
Ainsi ce contrat, formidable opportunité en 2013, apparait-il en cette fin 2016 comme le « pont trop loin » qui entrainera le déclin de la filière nucléaire française. Là est tout le paradoxe. Tel que ce projet est perçu aujourd’hui, soutenir la construction de ces EPR condamnerait à terme le nucléaire français, renoncer le sauverait. De ce paradoxe naissent des lignes de fracture qui fragmentent les acteurs français et préparent la concurrence étrangère de demain.
L’étude des principaux acteurs s’articulera autour de trois grandes catégories, les acteurs politiques, industriels et les acteurs indirects.
Les acteurs politiques
Les principaux acteurs favorables sont les acteurs gouvernementaux.
Au premier rang de ceux-ci le Président de la République, François Hollande et le gouvernement en la personne d’Emmanuel Macron, ministre de l’industrie. Ayant fait de la « ré-industrialisation » du pays une priorité nationale, directement liée à une politique de soutien à l’emploi, le projet est avant tout de soutenir l’emploi industriel à court et moyen terme dans la branche nucléaire, près de 20 000 emplois seraient ainsi liés au projet. La proximité des échéances électorales porte peut-être une responsabilité dans cette indéfectible volonté, le spectre d’un nouveau Gandrange plane toujours sur les élections présidentielles. Ce choix met tout de même à mal l’unité gouvernementale dans la mesure où Ségolène Royale, ministre de l’écologie, s’est montrée plus que réservée sur la pertinence du projet. En effet, comme exposé plus haut, les investissements consentis se feront sans aucun doute au prix du sacrifice des objectifs de long terme concernant les énergies renouvelables.
Le gouvernement britannique de Theresa May est lui aussi au cœur du soutien au projet, pour des raisons analogues, alliées à une volonté de réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Toutefois, l’implication chinoise a poussé les autorités britanniques à émettre des réserves à l’égard du risque pour la sécurité que constitue selon eux la récente volonté chinoise de pénétrer le marché européen de l’énergie nucléaire. Initialement, l’accord prévoyait la construction, après Hinkley Point, d’un EPR 100% chinois dans le Sussex, afin de promouvoir cette nouvelle facette de la puissance chinoise conquérante. Le gouvernement issu du vote du Brexit a remis cet élément en cause, annonçant qu’il allait mettre en place un dispositif législatif de contrôle des investissements étrangers dans les secteurs stratégiques, dont le nucléaire fait évidemment partie.
L’Etat chinois est également très impliqué dans la réussite du projet. Ainsi, le président Xi Jinping s’est-il déplacé au Royaume Uni pour tenter, avec succès semble-t-il, de dissiper les craintes du « client » anglais. Le Brexit a réduit, comme évoqué plus haut, la portée de cette victoire diplomatique. Il n’en demeure pas moins que la volonté chinoise de s’implanter demeure et qu’une déroute d’EDF, premier fournisseur d’électricité outre-Manche, laisserait le champ libre à cette ambition.
Ainsi les gouvernements français, britanniques et chinois sont-ils parfaitement engagés dans la poursuite du projet d’EPR, mais si leur action est commune, leurs intérêts et leurs ambitions divergent, voire peuvent s’opposer à terme.
Dans le sillage de ces acteurs politiques, les acteurs industriels militent apparemment pour la poursuite du projet.
Les acteurs industriels
EDF est l’acteur prépondérant de ce projet, il le finance à 70%, le pilote et le conduit au travers de ses partenaires, AREVA et l’ensemble du tissu de PME françaises liées au nucléaire. EDF clame son adhésion à travers la voix de son PDG, Jean Bernard Lévy, nommé en 2014 à ce poste, après avoir été PDG de Thalès. Un patron politique, relais de la volonté étatique dans les secteurs stratégiques. Mis en difficulté par les déconvenues des chantiers EPR en cours, contraint, pour assurer la pérennité du modèle énergétique national, à investir dans les objectifs de l’horizon 2030, EDF ne dispose pas des ressources lui permettant de faire face au défi d’Hinkley Point. Si la direction politique de l’entreprise affirme une volonté sans faille, la désapprobation gronde au sein de l’entreprise qui y voit une impasse à terme. Ainsi, le directeur financier Thomas Piquemal a démissionné, et le CCE, comité central d’entreprise composé des syndicats majoritaires CGT, CFDT, FO entre autres, a intenté une action contre le Conseil d’Administration d’EDF lui reprochant un « passage en force » sur le sujet. Débouté, le CCE devrait poursuivre cette action devant d’autres juridictions dans les semaines à venir. Il existe clairement une fracture interne à EDF, vulnérabilité indéniable et connue.
AREVA, et ses unités de production du Creusot, Châlons et St Marcel, directement liés à l’EPR soutiennent le projet. Les sections syndicales locales, y compris la CGT sont ainsi en désaccord plus ou moins affiché avec leurs centrales. Ce soutien s’explique par les difficultés que rencontre l’industriel. Affaibli par les chantiers des EPR, AREVA fait l’objet de très sévères mises en garde par l’Autorité de Sûreté Nucléaire quant à la qualité des produits délivrés. Renoncer à Hinkley Point ou ne pas être au niveau d’exigence requis signerait la mort d’AREVA en tant que telle. EDF devrait alors, selon toute vraisemblance, en prendre le contrôle, mais là encore, l’investissement ne suivrait pas. La filière semble exsangue. AREVA n’est pas en position d’influer sur une décision concernant l’EPR, sinon par le biais du nécessaire maintien de l’emploi industriel en France.
Le tissu industriel britannique de sous-traitants et China General Nuclear Power Corporation, quant à eux, ont intérêt à ce chantier mais leur action n’est pas significative, leur voix étant portées par leurs gouvernements respectifs.
Les acteurs indirects
Il existe enfin des acteurs qui ont un intérêt objectif au projet d’Hinkley Point, sans lien évident à celui-ci, voire en y étant à priori hostiles.
Il est possible de considérer à ce titre Direct Energie, fournisseur d’énergie alternatif à EDF sur le marché français, et qui de ce fait a un intérêt à voir EDF aller au-devant de graves difficultés. Les résultats de ce groupe sont supérieurs à leurs prévisions et le nombre de clients quittant EDF à son profit est sans cesse croissant, dopé par l’image d’un concurrent perçu comme une société traditionnelle à bout de souffle dont la tentation est grande de faire peser sur ses clients ses difficultés habilement mises en lumière. Au regard de cet élément, il est notable que Force Ouvrière mines et énergies, très largement acquis à EDF et dont un de ses membre siège au CCE, assigne Direct Energie devant les tribunaux pour infraction au droit du travail.
Le cas de la Deutsch Bank est également à étudier. En effet, Thomas Piquemal, directeur financier d’EDF a démissionné et a rejoint cette banque. Il s’avère que cette banque professe un objectif politique en matière d’investissement dans le secteur énergétique. L’objectif est de proposer des solutions alternatives et viables au nucléaire. Cette position se trouve en parfaite résonance avec celle du gouvernement allemand. Un déclin rapide de la filière nucléaire française et pourquoi pas britannique, serait de nature à favoriser la réalisation de cet objectif affiché. Plusieurs fonds sont actionnaires de Direct Energie parmi lesquels Genossenschaft Elektra Birseck (EBM), société suisse de langue allemande. Rien n’indique cependant que ce fonds soit particulièrement lié à la Deutsch Bank.
Last but not least, observant rationnellement la situation, le lobby antinucléaire, Greenpeace, et Sortir du nucléaire, devraient être favorables, le projet portant en son sein la promesse de la fin du nucléaire français. Or pour ces acteurs, les intérêts à court terme, visibilité et mobilisation autour d’un projet emblématique voué à l’échec, s’opposent aux objectifs à long terme qui sont la sortie du nucléaire. Cette ambivalence se retrouve dans la relative discrétion du combat militant mené sur ce thème. Cette frilosité, palpable sur les réseaux sociaux, peut être considérée comme une marque d’honnêteté et de cohérence dans l’action conduite.
L’étude des acteurs du projet d’EPR à Hinkley Point permet donc d’affirmer qu’au vu de leur positions comprises au regard de leurs intérêts objectifs, tous les acteurs considèrent le chantier d’Hinkley Point comme celui de trop qui déséquilibrera définitivement EDF et la filière nucléaire française. Mais par le jeu des ambitions et des intérêts, chacun influence le projet de manière à ce que son échec annoncé serve au mieux ses intérêts ; argument de réelection, entrée de la Chine sur le marché du nucléaire européen, évincement du modèle énergétique français au profit de l’allemand, les risques ne manquent pas, les fractures sont profondes et divisent toutes les familles, politiques, syndicales, entreprises…L’image d’une France morcelée et querelleuse face à des organisations étrangères en ordre de bataille, cherchant à s’emparer de gages pour l’avenir.
Frédéric Héran