Ma mère m'a envoyé un mail parce qu'elle croit que je boude. Il s'intitule nous. Entre autres choses, ma mère m'informe qu'elle a rattrapé le retard sur mon blog et elle avoue : "je le trouve triste, trop triste par rapport à ta vie, qui est riche..."
Elle me conseille de récapituler mes bonheurs. Ce qu'elle accomplit pour moi, en quelques lignes.
Je soupire et je tourne la tête vers la fenêtre... Dans la vitre, mon reflet me dévisage, sans sourire.
Je contemple mon front strié d'angoisse, mes yeux maussades, mon grand corps avachi devant le bureau en pensant à ce que ma mère me suggère et en me demandant pourquoi je suis si sombre, si tourmentée en ce moment... Mon sourcil droit est coupé en deux par la blanche cicatrice, cousue savamment par mon père. Ma paupière gauche est boursoufflée juste au coin de l'œil. C'est une des cicatrices de l'accident. J'en ai une autre, quasiment invisible à la base du nez, entre les narines et la lèvre, et une au coude droit.
Curieusement, pendant des années, celle que j'ai tenté de dissimuler, celle dont j'avais honte, c'était la cicatrice au coude. Violacée, elle grumelait, exhibant des pans de chair nue, lisses et obscènes lorsque je dépliais le bras. J'avais l'impression qu'en la voyant n'importe qui pourrait connaître le fond de mon âme ou apercevoir les béances de mon cœur pathétique. Ce que j'imaginais, c'est que me connaissant, les gens se détourneraient de moi. Se moqueraient de moi. Cesseraient de m'aimer. Cette plaie abritait en elle toute ma laideur. Elle était un concentré de ce nez que je haïssais, de ce corps qui m'effrayait, de ces doutes que je dissimulais. Alors en cours de sport, je gardais le bras plié et le reste du temps je portais des vestes, des chemises, des pulls. Seule, je caressais rêveusement la peau à vif, ses bosses, ses coutures, je tirais sur les morceaux de trop, les roulaient entre mes doigts.
Ça me plairait bien d'être seulement celle que je suis aujourd'hui, Maman tu vois. C'est pas mal, la musique, un peu d'écriture, de beaux amis, un amoureux, un enfant, ça tient en quelques lignes ; le bonheur, ça ne se raconte pas mais c'est toujours ça de pris. J'aimerais bien, dans la glace, admirer un visage serein. Pourtant ce que je distingue ce sont les cicatrices. Je me demande si celle de ma paupière serait aussi voyante si mon père ne m'avait pas giflée, juste dessus, quelques temps après ma sortie d'hôpital.
Ce jour là pourtant, j'étais sûre de moi. J'avais analysé la situation et, au réveil, j'avais expliqué à Anna :
"Ce qui l'énerve c'est quand on montre qu'on a peur de lui. Je l'ai remarqué... Je suis sûre que si on ne haussait pas les épaules quand il est derrière nous ou si on ne levait pas le bras devant notre visage, il ne nous taperait pas. Fais-moi confiance Anna. Essaie de faire attention, juste aujourd'hui. Je sais que j'ai raison. Si on a l'air confiantes, tranquilles avec lui, il ne se fâchera pas."
Anna faisait la moue. Je m'impatientais :
"Ecoute Anna, ça sert à quoi de te protéger, hein ? A rien ! Il te frappera quand même ! Alors reste immobile et si possible souriante, et tu verras qu'il n'arrivera rien..."
Puis nous nous étions retrouvées à table. C'était l'époque où mon père ne s'était pas encore remarié. Il ne savait pas cuisiner et les repas étaient un calvaire. J'avais depuis longtemps compris qu'il valait mieux finir son assiette que minauder à chaque bouchée. Mais ma sœur s'obstinait, elle renâclait, recrachait. Elle ne m'écoutait pas alors que j'avais compris et que je lui avais expliqué de quelle façon il convenait de se comporter. A la fin, elle pleurait, une main sur sa joue cuisante, et devait, quand même, enfourner la nourriture jusqu'à la dernière bouchée.
Il avait concocté des calamars, à la poêle. Nous aimions tellement les calamars à l'encre de ma grand-mère, peut-être qu'il avait voulu nous préparer quelque chose susceptible de nous réjouir. Tiens, je n'y avais jamais pensé. Tu vois, Maman, finalement, je ne relève pas que le négatif, je suis capable de distinguer une lueur dans l'obscurité. J'étais fière, penchée au-dessus de mon assiette pleine parce que je devinais qu'Anna suivait mes instructions. Elle babillait et mâchait soigneusement les mollusques.
A la première bouchée, je me rendis compte que mes repères allaient s'effondrer. Ma théorie ne me permettrait pas de triompher de cette épreuve : j'avais senti un œil craquer sous ma dent, les tentacules agrippaient mes gencives de leur myriade de ventouses, une nausée palpitait dans ma gorge. Mon père ne tarda pas à s'en apercevoir. Derrière moi, sa voix tonna :
"Finis ton assiette !"
Tentant d'obéir, je glissai un calamar entre mes lèvres et manquai vomir aussitôt. Mes épaules se soulevèrent, je rotai, et laissai tomber devant moi la chose répugnante, dégoulinant de salive. La main de mon père s'abattit aussitôt sur moi, qui lui tournais le dos. Je sursautai et touchai du bout des doigts ma paupière brulante. Le sang dévala ma main, s'enroula autour de mon poignet. Les calamars rougeoyèrent sur la table. Je me mis à pleurer, en silence. Je ne parlais pas, je ne disais rien, j'essayais de comprendre, d'analyser la situation mais une petite voix dans ma tête criait : "Comment a-t-il pu rouvrir une blessure qui m'a tant fait souffrir ? Comment peut-il m'empêcher d'oublier ?"
Plus tard dans l'après-midi, il fit tant d'effort que j'eus pitié de lui. Alors que ma sœur savourait un esquimau et que je ruminais le refus silencieux que j'avais opposé à cette tentative minable de réconciliation, je lui adressai de nouveau la parole :
"Il est à quelle heure, déjà, notre car pour V. ?"
(A suivre...)
Illustration : Art and Ghosts