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Drôle de nom pour cette technique partiellement à l’œuvre dans La Jeune fille sans mains. Pour son premier long-métrage, qu’il présente avec amusement comme « un court plus long que les autres », le cinéaste Sébastien Laudenbach, seul en charge de l’animation, a fait le choix d’une technique inventée au sein de l’Ouanipo – Ouvroir d’Animation Potentielle, énième décalque de l’Oulipo –, groupe de réflexion et de création ludique qu’il avait cofondé dans les années 2000.
Mais qu’est cette mystérieuse « cryptokinographie » ? Le procédé prend à contre-pied les techniques d’animation classique, où le dessin, achevé, complet, et fastidieux à fabriquer, constitue la figure dominante du film. Si La Jeune fille sans mains recourt encore à des dessins finis, figurés par des marques peintes, propres à chaque personnage, où ce dernier se décalque, les intervalles entre chaque pose, qui représentent la partie la plus longue à animer du fait des innombrables petits détails de mouvements, sont volontairement laissés à l’état d’esquisses. Quelques simples lignes évocatrices tracées à l’encre de Chine, et voilà suggéré le mouvement d’un personnage, dont l’oeil du spectateur recompose la totalité.
Pour un dessinateur, la cryptokinographie constitue une opportunité économique et artistique. Laissant la moitié des dessins « in-finis », il délègue une grande partie du travail à la persistance rétinienne, ce qui lui permet de travailler plus vite à des coûts toujours réduits. Alors qu’un dessinateur rompu aux techniques traditionnelles anime en moyenne trois secondes par jour, d’où la formation de grosses industries du cinéma d’animation (Disney, Pixar, Ghibli…) capables d’agréger les talents et de produire plusieurs longs et courts-métrages par an, Sébastien Laudenbach a pu animer à lui tout seul 1h13 en à peine trois ans.
D’un point de vue esth-éthique, la cryptokinographie instaure la vision d’un monde instable. Mais l’instabilité ne s’entend pas de manière négative ; elle rejoint l’intranquillité de Pessoa, la conscience que chaque élément du monde peut basculer et prendre une autre forme, un autre sens. La Jeune fille sans mainsest exemplairement un film des apparences, au sens où ce qui apparaît, de la manière qu’il apparaît, porte une signification en lui-même.
Svelte, le corps de la jeune fille (Anaïs Demoustier) paraît toujours danser, sur le point de s’élancer sur une route qu’elle désire, qu’importe la destination. Émacié, le visage de son père le meunier (Olivier Broche) se décompose jusqu’à se réduire à des traits squelettiques après avoir accepté la proposition du Diable (Philippe Laudenbach). Rouge, le Prince (Jérémie Elkaïm) oscille entre désir d’amour et menace de colère. Couleurs et lignes se répondent dans cette symphonie visuelle et musicale où c’est principalement la forme qui exprime, plutôt qu’elle n’illustre, le conte des frères Grimm.
Et, co-créateur du dessin cryptokinographique, le spectateur est partie prenante de ce ballet lyrique où les sentiments se disent à l’encre de Chine et en aplats de gouache.
La Jeune fille sans mains, de Sébastien Laudenbach, 2016Maxime