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Le combat ordinaire

Par Balndorn

Le combat ordinaire
L’écran est encore noir que le dialogue commence déjà. Mais pas n’importe quel dialogue : un dialogue de sourds entre une « professionnelle de la santé » du Pôle emploi britannique, protocolaire au degré ultime, et Daniel Blake, menuisier, la cinquantaine, victime d’une crise cardiaque alors qu’il travaillait sur un échafaudage et qui depuis, ne pouvant plus reprendre son boulot, attend ses indemnités. Daniel a beau expliquer son problème cardiaque, l’employée s’acharne à faire une à une des questions les plus débiles les unes que les autres – « Pouvez-vous lever le bras au-dessus de votre tête, comme pour mettre un chapeau ? », « Pouvez-vous appuyer sur un bouton, comme sur un téléphone ? » – en vue d’établir un examen médical, sans tenir compte les précédents avis médicaux.  
L’image apparaît en un gros plan sur le visage de Daniel, épuisé par un échange administratif vide de sens, qui demande à l’employée de s’intéresser réellement à son cas particulier.
Il ne s’agit pas là d’héroïsme. Ou plutôt, s’il y a héroïsme, on parlerait d’héroïsme ordinaire. De la simple – mais fondamentale – revendication à exister en tant qu’être humain, et non comme un numéro de Sécurité sociale anonyme, sans chair et sans personnalité.  
Moi, Daniel Blake n’est pas un pamphlet. Mais au travers des histoires personnelles de Daniel et de Katie, la jeune mère de famille, sans emploi, fraîchement arrivée à Newcastle dans un logement social dont elle n’a pas les moyens de payer l’électricité, Ken Loach dresse le portrait le plus poignant du marasme socio-économique qui règne actuellement en Europe. Et la difficulté de lutter contre un système qui a imposé des règles du jeu que personne d’autre que lui ne maîtrise.  
Ou, comme le résume Daniel face à une employée plus compréhensive de Pôle emploi – et réprimandée par sa directrice pour cela : « C’est drôle. On me demande de chercher des emplois qui n’existent pas pour toucher une allocation chômage, alors que je ne peux pas travailler. »
En réalité, c’est un quotidien qu’on pourrait presque qualifier de prérévolutionnaire que met en scène Moi, Daniel Blake. On n’y parle certes pas d’insurrection politique, mais la dissociation entre l’administration et les citoyens dépasse un point de non-retour. Esth-éthiquement, le film travaille la dissociation actuelle entre la parole et l’image, le fichier et la personne, la bureaucratie et la réalité.  
Le conflit entre ce qui est dit et ce qui est vu parcourt tout le film. Depuis son générique, sonore mais invisible, jusqu’aux réprimandes que subit Daniel au Pôle emploi, lorsque une employée pointilleuse refuse de croire qu’il « a donné [sa] parole » à des employeurs qu’il a contactés de visu pour reprendre du travail. Parce qu’il a vu Dan errer à travers Newcastle à la recherche d’un quelconque emploi, le spectateur se place instinctivement de son côté ; mais l’employée, elle, scotchée à son bureau, ne désire voir que des données chiffrées, non des paroles prêtées.  
À ce discrédit administratif jeté sur la parole humaine, Loach répond par une attention accrue aux paroles vraies. Presque sans musique, hormis quelques plages de sons dissonants lors de scènes dramatiques, Moi, Daniel Blake laisse un espace sonore ouvert sur les discours des habitants. On y entend, avec toute leur vérité, les accents populaires de Newcastle.
Mais dans ce dialogue de sourds, pour se faire entendre, il faut savoir crier. Et Daniel, batailleur, sait manier le cri de peinture. Autrement dit, la fusion puissante de l’image et de la parole pour contester le silence et l’invisibilité imposés par la bureaucratie au pouvoir. Une revendication de justice magnifique, punie par la loi. 
                                Le combat ordinaire

Moi, Daniel Blake
, de Ken Loach, 2016
Maxime

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