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« L’inachèvement du monde est la naissance de l’homme », disait Pierre Aubenque à propos de la cosmogonie d’Aristote.
On pourrait en dire autant du monde de Captain Fantastic. Presque essentiellement tourné en caméra à l’épaule, le dernier film de Matt Ross adopte une perception humaine d’êtres proprement humains.
Même lorsque le plan a valeur de plan fixe, la caméra à l’épaule entraîne presque toujours une instabilité du cadre. Sans assises absolues, les personnages de Captain Fantastic ne peuvent s’appuyer sur des valeurs ou des normes sacrées, inaltérables. À la manière de la famille marginale au centre du film, il faut toujours débattre – ou se battre – pour défendre son point de vue.
D’emblée, le parti pris esth-éthique de Matt semble pencher du côté de Ben (l’excellent Viggo Mortensen) et de ses enfants, tous révoltés (sauf un) contre la société américaine capitaliste. Les normes de celles-ci paraissent en effet bien dérisoires face à des gamins capables de tuer un chevreuil d’un coup de couteau, de survivre en forêt plusieurs jours, et de décrypter les mécanismes politiques à la lecture de Noam Chomsky et de Mao. Pourtant, le mode de vie alternatif que Ben a construit avec sa défunte femme et leurs enfants n’a rien d’intrinsèquement meilleur.
Dans un monde où tout peut basculer – où tout doit basculer pourrait-on dire –, la petite utopie familiale voit ses principes mis en crise lorsque la mère se suicide, et que ses parents décident, à l’encontre de son testament, de l’enterrer selon le rite chrétien. La rigueur quasiment paramilitaire et l’isolement complet du monde que pratique la petite famille trouve ses limites dans ses rapports avec les autres : Bo demande maladroitement sa main à une fille qu’il vient tout juste de rencontrer, tandis que Zaj confond Nike et Niké à la grande surprise de ses cousins bien normaux. De cette expérience de vie découle un enseignement moral : pour vivre en société, pour transformer la société, il faut accepter les compromis plutôt que de s’en tenir à des préceptes vidées de toute réalité.
Plutôt que des identités radicalement séparées, Captain Fantastic poursuit une esth-éthique de la fusion, du rapprochement d’entités mouvantes. Le voyage en bus depuis le Nord-Ouest américain jusqu’au Nouveau-Mexique donne à voir des plans somptueux, très inspirés par Malick. Séquence sommaire, où la lumière, la musique et les gros plans subliment les sensations de la route.
Monde en mouvement, où les sentiments s’enchevêtrent et se tissent les uns dans les autres. Ce qui nous semble paradoxal s’inscrit dans un continuum psychologique. Le bûcher funéraire de la mère donne lieu à une extraordinaire séquence de danse et de chant autour du feu.
Des larmes au rire, du piano à la guitare, de la mort à la vie.
Captain Fantastic, de Matt Ross, 2016
Maxime