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Mémoires d’un homme

Par Balndorn
Mémoires d’un homme
« J’aime à m’étendre auprès des morts pour prendre ma mesure : ce soir-là, je comparai ma vie à celle du grand jouisseur vieillissant qui tomba percé de flèches à cette place, défendu par un jeune ami et pleuré par une courtisan d’Athènes. Ma jeunesse n’avait pas prétendu aux prestiges de celle d’Alcibiade : ma diversité égalait ou surpassait la sienne. J’avais joui tout autant, réfléchi davantage, travaillé beaucoup plus ; j’avais comme lui l’étrange bonheur d’être aimé. Alcibiade a tout séduit, même l’Histoire, et cependant, il laisse derrière lui les monceaux de morts athéniens abandonnés dans les carrières de Syracuse, une patrie chancelante, les dieux des carrefours sottement mutilés par ses mains. J’avais gouverné un monde infiniment plus vaste que celui où l’Athénien avait vécu ; j’y avais maintenu la paix ; je l’avais gréé comme un beau navire appareillé pour un voyage qui durera des siècles ; j’avais lutté de mon mieux pour favoriser le sens du divin dans l’homme, sans pourtant y sacrifier l’humain. Mon bonheur m’était un payement. » 
Hadrien, homme et empereur. Le roman de Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, se refuse au rôle de simple histoire du règne ; placées sous le signe de la subjectivité et de l’évaluation de soi au seuil de sa vie, les mémoires articulent les dimensions personnelles et publiques du sujet Hadrien en un tout organique, exemplaire : l’existence humaine. 
Une éthique domine l’existence multiforme d’Hadrien : l’hédonisme. Il ne s’agit pas d’une orgie sensuelle pour fuir ses responsabilités, mais d’un mode de vie raisonné, toujours en quête de ce qu’il y a de meilleur et de plus beau sur Terre, parmi le cœur des hommes.   Mission hautement morale, destinée à perfectionner l’humanité un peu rustre des Romains par la civilisation grecque.  
Cultiver l’immanence à tout prix, pour ce qu’elle contient de transcendance et pour ce qu’elle contient de bon en elle-même.  
Sur le plan moral, cela passe par la multiplication des expériences de vie : Hadrien découvre la diversité des religions de l’immense empire sans s’enfermer dans un seul système dogmatique. De là en découle son long conflit avec les Juifs, qui culmine lors de la terrible guerre de Judée, qu’il considère comme l’échec de son règne de paix : fervents fidèles d’un Dieu unique et défenseurs d’une singularité culturelle absolue, les Juifs ruinent les efforts impériaux d’accorder les différents rites polythéistes dans un grand tout mystique souhaitable pour la paix intérieure.  
Sur le plan politique, l’hédonisme débouche sur un règne de paix et de prospérité. Après la politique expansionniste et glorieuse de Trajan, Hadrien préfère revenir à l’intimité des cœurs humains. Voyages, expériences mystiques, constructions publiques, et surtout, l’amour d’Antinoüs, emblème de la jeunesse et de l’innocence ; tout participe à la célébration de l’humanité sous toutes ses faces.  
Panthéon bien humain, où les idées abstraites n’existent qu’à travers leurs incarnations de chairs sensibles. 
Jouissance des sens, qui rattache l’individu humain aux grands flux de la vie, et le réconcilie avec le drame absolu de la mort ; rien d’autre que l’expérience dernière de la beauté d’être.
« Je passe sur ces moments de délire où la pourpre impériale, l’étoffe sainte, et que si rarement j’acceptais de porter, fut jetée sur les épaules de la créature qui devenait pour moi mon Génie : il me convenait, certes, d’opposer ce rouge profond à l’or pâle d’une nuque, mais surtout d’obliger mon Bonheur, ma Fortune, ces entités incertaines et vagues, à s’incarner dans cette forme si terrestre, à acquérir la chaleur et le poids rassurant de la chair. Les murs solides de ce Palatin, que j’habitais si peu, mais que je venais de reconstruire, oscillaient comme les flancs d’une barque ; les tentures écartées pour laisser entrer la nuit romaine étaient celles d’un pavillon de poupe ; les cris de la foule étaient le bruit du vent dans les cordages. L’énorme écueil aperçu au loin dans l’ombre, les assises gigantesques de mon tombeau qu’on commençait à ce moment d’élever sur les bords du Tibre, ne m’inspiraient ni terreur, ni regret, ni vaine méditation sur la brièveté de la vie. »  
Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar
Maxime

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