Magazine Humour

Bibliophilie

Par Frédéric Joli

Les quais de Seine garnis des mangeoires bouquinistes sont agréables à promener. Fernand dans la grâce épaisse de son pas tout de glands mocassinés y broute. Il balourde dans les étals gorgés de vieux papiers, de mots oubliés, de reliures un peu sèches, de pleine fleur fanées.

- Patron, patron, ch’peux prendre çui-là, s’affole-t-il les lèvres collées à mi dents ?

- Si tu veux mon bon. De quoi s’agit-il ?

- Sais pô, patron. Il me plaît.

Comme Fernand paye le commerçant grisâtre au cuir tanné par la vie à quai et les gaz d’échappements, je poursuis ma flânerie, vers l’ouest, toujours plus à l’ouest. Diable, mais que vient donc faire dans mon propos mon vieux collègue Tournesol ? Bref, je marche. Fernand me colle au train, voûté par la myopie, l’œil gros à bout touchant. Il ventile les pages jaunes de son pouce trop épais. Les quais sont beaux avec, par delà l’autre rive de la rivière Seine, le Louvres massif qu’enclume le soleil.

- Patron, j’ai un problème, entends-je dans mon dos comme l’ombre massive de mon bon me couvre sottement.

- Qu’y a-t-il, Fernand ?

Je me retourne et là, planté devant moi, un pauvre poilu, grand de taille et tout gros. Il a l’habit bleu et l’attirail guerrier de ceux donnant l’assaut, du gars, de l’anonyme de première ligne qui s’effondrera pour rien, une balle en pleine poire.

- Diable, Fernand, mais qu’as-tu donc fait ?

- Rien, patron, j’vous jure, rien. J’ai feuilleté le livre et chpouf.

Je prends le vieux bouquin, le considère, l’ouvre, l’autopsie. J’y trouve le squelette de ce qui fut une violette, plus loin les restes d’un bouton d’or, plus loin encore, en supersticieux herbier, le trèfle à quatre feuilles. La page 123 est marquée d’une langue encore odorante de papier d’Arménie. On y lit, griffonné en promesse, Mort aux boches, foi du 25ème R.I.. J’ai entre les mains, le livre d’un poilu, un roman d’amour, une bluette, une eau de rose, une fuite suintant la peur des tranchées, la pisse et la chiasse, l’imminence de l’assaut. A mon côté, le garde à vous de Fernand qui porte fort mal l’habit chair à canon et renseigne sur l’état du moral des troupes qui conduisirent aux mutineries de 1917, est pénible à regarder.

- Diable, mon bon, mais qu’as-tu donc fait ?

- Rien, patron, j’ai fait défiler les pages à tout berzingue pour me gorger de l’odeur du vieux livre (c’est ce que je préfère dans la lecture), et chpouf.

Je fais défiler les pages, plante mon nez dans le complexe remugle, m’en époumone et… Chpouf, me voici poilu, la barbe longue et sale, tout en crin gris et poux, les molletières qui grattent, la capote qui pue, le barda trop lourd.

Lebel en main et pour donner le change, Fernand et moi traversons la Seine à l’assaut du Louvres.

PS : Dans la collection, Diable, mais le XXème siècle a commencé en 14, lire également ici.

PS 2 : Y’a un an et y’a deux ans


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