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La force des amis fragiles

Par Jlk


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Lettres par-dessus les murs (41)


Ramallah, ce mardi 3 juin, matin.


Cher JLs,
j'ai moi aussi quelques souvenirs d'essayages derrière des bâches trouées, des pieds qui se prennent dans le pantalon, entre deux murs de boîtes à chaussures, voire au milieu d'un supermarché sans cabines. Ceci dit je préfère quand même les salons de Dolce & Gabana, Via Montenapoleone à Milano, que tu connais aussi bien que moi : climatisés et parfumés, avec canapés de cuir rose dans chaque cabine, où vient s'affaler la petite amie ou le petit copain du mec qui essaye son futal, regards gourmands qui se démultiplient dans les grandes glaces qui couvrent les parois, et d'accortes hôtesses qui viennent apporter des Martini rossi on the rocks, ou donner un coup de main, quand on a coincé sa fermeture éclair. L'idée n'est pas désagréable mais pour tout te dire je me passerais volontiers des essayages, en cabine ou en camionnette, d'ailleurs je m'arrête là, parce qu'en tapant « d'accortes hôtesses » quelque chose a fait tilt, d'où me viennent ces mots-là, et bien ils viennent d'ici, d'une chanson de Bashung,
En Ecosse des gosses écossent
Des chimères en chair et en os
D'accortes soubrettes les escortent
En Ecosse des gosses précoces Chopent des crampes

A faire l'amour à tue-tête
A bâtons rompus

et donc j'ai envie de te dire deux mots sur Alain Bashung, et de lui dire deux mots aussi, parce que je ne suis pas vraiment d'accord avec ce qu'il fait en ce moment, son dernier album vient de sortir, c'est moins bon, il a changé de parolier le bougre, ou bien le parolier s'est barré je n'en sais rien, Jean Fauque fait un disque solo maintenant, les paroles sont grandioses, mais du coup c'est la musique qui est tristoune. Alors que les deux ensembles, Fauque à la plume et Bashung à la basse, ça c'est du grand art, des allitérations scintillantes sur des sons inouïs, on touchait les étoiles. Bien sûr on a le droit de ne pas aimer la voix nasillarde de Bashung, mais franchement de tous les droits civiques celui-ci me semble le plus discutable. Si par malheur tu ne connaissais pas L'Imprudence, leur dernière œuvre commune, il te faut sans tarder appareiller montgolfière et te laisser porter en direction du disquaire le plus proche, on y trouve des perles de poésie, des pépites issues de leur rare alchimie :

Dans ma cornue
J'y ai versé
Une pincée d'orgueil
Mal placé
Un peu de gâchis
En souvenir de ton corps

Ou bien ce vers, tiré d'un précédent album, dont la musique intrinsèque me semble se suffire à elle-même,
La nuit je mens, je prends des trains à travers la plaine


mais c'est peut-être parce que j'y entends l'accompagnement, les violons et la batterie, comme celle qui claque à la fin de
Un jour au cirque / un autre a cherché à te plaire / dresseur de loulous / dynamiteur d'aqueducs

J'apprends à l'instant, au hasard du web, que Bashung souffre d'un cancer. Ca me fait de la peine, pour toutes les extases que je lui dois, mais surtout parce qu'à force de l'entendre je le connais bien, les chanteurs qu'on aime font partie de la maison, ils hantent nos murs, ils sont un peu de la famille, bien plus que les écrivains condamnés au silence des livres clos. Leurs voix ont accompagné trop de rêves et de mélancolies… Cancer du poumon, dit le web, pas tellement étonnant, à force de côtoyer Brel, de respirer le même air que Gainsbourg.

Le dimanche à Tchernobyl
j'empile torchons, vinyles, évangiles
mes paupières sont lourdes
mon corps s'engourdit
c'est pas le chlore
c'est pas la chlorophylle
tu m'irradieras encore longtemps
bien après la fin
tu m'irradieras encore longtemps
au-delà des portes closes

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A La Désirade, ce 4 juin, soir.
Cher Pascal,
Je me vois tout à fait dans un salon rose de Dolce & Gabana : c’est vraiment mon genre – tu m’as compris, fils. Mais je mentirais à prétendre que jamais je ne suis entré dans ces lieux de surfines délices, puisque le vieil Albert Cossery m’a entraîné un jour à l’Emporio Armani de Saint Germain-des-Prés, qui fait à la fois office de fringuerie chic et de cantine pour gens simples. Ce fut d’ailleurs un show que le déjeuner du dandy aphone vitupérant (sans en être entendu) les magnifiques éphèbes du service, plus mal élevés les uns que les autres, et vociférant, de la même voix inaudible contre la décadence des temps qui courent. Pour marquer le coup, il m’écrivait de temps à autre une sentence qu’il estimait digne d’être retenue. J’ai gardé un papier sur lequel il a griffonné au crayon rouge : COMMENT NE PAS RIRE QUAND ON VOIT UN MINISTRE…
Quant à Bashung, c’est du Belge donc je fume mais sans filtre et pas les derniers paquets musicalement trop fumeux à mon goût. Je l’aime clair et dingue, étrange et vif. Je ne savais même pas qu’il avait un parolier, mais c’est vrai que les mots sonnent chez lui comme les bracelets du Digital B.B. de Gainsbourg, avec un charme et une magie vraiment à lui.
Ce soir, cependant, c’est d’une autre rencontre que je reviens, à Genève avec Georges Moustaki dont vient de sortir le dernier disque, intitulé Solitaire et mêlant vieilles bonnes choses, comme Ma solitude (en duo avec China Forbes) et Sans la nommer (très bien enlevée avec Cali) et nouvelles compositions. On est loin, évidemment, des audaces de Bashung, mais j’aime bien cette dernière ligne de la chanson Rive Gauche avec son mélange de poésie de rue à la française et de touches latino, d’émotion délicate et de sensualité, et l’heure que j’ai passée avec le métèque tout chenu m’a rempli de nostalgie souriante, d’autant plus sereine que l’homme, visiblement fragilisé dans sa santé, n’a rien de désenchanté ni d’amer. Nous avons d’ailleurs parlé des cadeaux de la vie plus que de ses misères, évoqué sa vie à travers ses chansons qui, selon lui, en disent bien plus long qu’une biographie. Nous avons parlé de son enfance solaire d’Alexandrie, de sa vie dans les livres, de Kazantzaki et de Cavafy qui participent de sa source grecque, puis d’Albert Cossery dont il a tout lu et d’Henry Miller, toujours dans cette veine des viveurs philosophes qui vivent la paresse comme un art selon Lafargue, auquel il rend également un bel hommage.
Je pensais à L’inconsolable, autre belle chanson où il évoque un anonyme blessé par la vie, en l’écoutant parler de la sienne vécue en douceur et en liberté, comme son grand-père « maître en oisiveté expert en braconnage», et nous avons parlé bien sûr de Sarah,

Les yeux cernés
Par les années
Par les amours
Au jour le jour,

qu’il a fait naître sur le papier en complicité lente avec Serge Reggiani » et dont nous nous sentons tous un peu les anciens jeunes vieux amants, comme ceux de Mélanie :

Mélanie faisait l’amour
Avec tous ses amis
Tous ceux qu’elle aimait bien
L’un avait de belles mains
L’autre était musicien
Le troisième l’emmenait
Flâner dans la forêt…

Et ce soir me reviennent ces bouts rimés qui lui ressemblent tant, à notre Bartleby de l’île Saint-Louis dont l’indolence apparente na d’égale que le vif ardent du regard :

Solitaire
Sans état d’âme et sans souffrance
Ma voile est gonflée de mystère
Ma cale est remplie d’innocence
Solitaire
Sur les vagues de la violence
Je n’affronte ni je n’adhère
Ma révolte est sans impatience…


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Georges Moustaki. Solitaire. Emi
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Cécile Barthélemy. Georges Moustaki. Seghers, Poésie et Chansons, 2008, 227p.

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