M. Angelo Neumann, un baryton devenu directeur de théâtre, fut un grand wagnérien qui organisa des tournées avec les opéras de Wagner. Pour une introduction, voir notre article précédent:
Dans ces Souvenirs sur Richard Wagner, il rapporte un grand nombre d'anecdotes amusantes. Voici celle du premier Crépuscule des Dieux berlinois.
"On le jouait pour la première fois à Berlin, le mai 1881, et Wagner s'entretenait avec Neumann pendant le changement du décor du troisième'acte, quand un instinct irrésistible poussa le directeur à pénétrer une dernière fois dans les coulisses. La Materna* n'étant pas comme Thérèse Vogl* une écuyère intrépide, on avait décidé qu'elle disparaîtrait avec Grane, tandis qu'un excellent cavalier costumé en Brunhilde s'élancerait dans le feu. « Tout est prêt ? » demanda le directeur. — Tout. — La fausse Brunhilde est à son poste ? » Une voix mâle répondit : « Parfaitement. » Quelle ne fut point alors la surprise de Neumann en voyant une Brunhilde avec de longs cheveux gris et une barbe chenue. «Comment, s'écria Neumann épouvanté, c'est vous qui faites Brunhilde? » Avec le même calme, l'homme répéta son « Parfaitement ». Cependant, sur la scène, l'action se précipitait; la Materna chantait : « Ton épouse bienheureuse, Siegfried, te dit adieu ». Ce n'était pas le moment de discuter. Neumann se jeta sur "le" figurant; lui arracha vivement sa perruque et sa barbe et lui enveloppa la tète d'un voile noir. L'écuyer s'élança sur le cheval avec la vitesse de l'éclair et disparut dans les flammes, pendant que l'imprésario, brisé par l'émotion, s'effondrait contre un portant, à demi-évanoui.
Voici ce qui s'était passé. Sur la recommandation de la comtesse de Schleinitz, on avait engagé un coiffeur qui avait été employé, en 1876, au théâtre de Bayreuth et qui prétendait « être au courant de tout ». En effet, il avait été chargé de faire la tête des figurants. Or l'écuyer était un fort gaillard, le coiffeur n'avait pas imaginé qu'il jouât un rôle de femme, et le prenant pour quelque vassal, lui avait distribué une de ses plus belles barbes. Le cavalier s'était laissé faire; en soldat qui ne connaît que sa consigne, et sa consigne était seulement de monter à cheval. Le régisseur, appelé ailleurs par sa tache multiple, n'avait pas eu le temps d'inspecter le militaire. Sans l'heureux hasard, sans l'obscur pressentiment qui amena Neumann sur la scène, le drame s'abîmait dans une chute effroyable. Voit-on l'arrivée de Brunhilde avec sa large barbe ? En ce temps, où le wagnérisme.ne triomphait pas encore,, c'eût été pour le Crépuscule une catastrophe plus terrible que l'écroulement du Walhalla."
* Thérèse Vogl et la Materna furent deux grande interprètes wagnériennes.