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Le corps d’un garçon de Floride épouse les remous de l’océan, dans lequel il plonge pour la première fois. Ce garçon, porté par les bras chaleureux de Juan (Mahershala Ali), c’est Little (Alex R. Hibbert), de son vrai nom Chiron, jeune homme au silence implacable.
Mais, ainsi protégé par son mentor dans son initiation du monde, le corps de l’adolescent en devenir, enfin à l’écart des moqueries de ses camarades masculins, peut donner libre cours à sa sensualité.
Le corps, plaque sensible
Comment exprimer quand on ne sait parler ?
Chiron a la bouche muette, les yeux bavards et la chair ductile. Sur sa peau d’enfant et d’adolescent s’impriment, inaltérables, les sensations du monde. Le jeu de la bagarre avec son meilleur ami Kevin (Jaden Piner), les hurlements de sa mère droguée (Naomie Harris), le premier baiser avec l’homme qu’il désire : autant de photographies mentales, reliques d’un passé toujours vivant, incarnées dans la mémoire d’un être en quête de lui-même.
Malgré sa tête éternellement baissée, le souffre-douleur de sa communauté afro-américaine jette un regard qui saisit tout ce qui l’environne, l’affecte, le transforme. Mémoire sensorielle, où les images et les sons, les coups et les caresses tiennent plus de place que les paroles.
L’existence de Chiron ne se raconte pas : elle se vit.
Ellipses dans la narration, puissances des sensations
Fragmenté en trois parties – Little l’enfant, Chiron l’adolescent (Ashton Sanders), Black l’homme (Trevante Rhodes) –, le parcours du personnage central de Moonlight est grevé de vides que la narration ne cherche pas à remplir. La vie de Chiron n’est pas motivée par un but qu’il cherche à accomplir absolument ; fruit du hasard des rencontres et des accidents, elle chemine de sensations en sensations.
Elliptique, le montage découpe des séquences où l’émotion prime sur le récit. La structuration de l’espace et du temps enlace le mouvement des corps. Lorsque Little et Kevin jouent à la bagarre, la caméra, multipliant les gros plans sur leurs corps entrelacés, entraîne le regard dans un ballet où l’on ne distingue plus amitié et amour. Lorsque plus tard, le visage de Kevin (Andre Holland), sculpté par la lumière des réverbères, apparaît dans le doux bruit des cigarettes, le musculeux Black redécouvre sous ses airs de gros dur l’unique tendresse dont il bénéficiait dans sa jeunesse.
Identité liquide
« Je est un autre », disait Rimbaud. « L’Autre est un Je », pourrait répondre Barry Jenkins.
Juan conseillait bien le jeune Little: « Fais en sorte que personne ne dise qui tu es ».
Si morcelée soit-elle, la vie de Chiron suit un cours discret, mais sensible : l’eau et la musique. Deux motifs qui dessinent pour ces corps si étrangers entre eux le cadre fluide d’une mémoire commune. Deux motifs qui font de l’altérité une identité partagée.
L’eau, dans laquelle Little est baptisé aux jouissances de la vie par Juan. L’eau, près de laquelle Chiron adolescent éprouve pour la première fois les plaisirs de l’amour. L’eau, qui nettoie le visage fier et ensanglanté d’un adolescent au regard soudainement devenu adulte. Jouissance et pureté, l’élément aquatique baigne toute l’existence de Chiron.
Aussi liquides, les notes d’un piano évanescent et d’un violon strident tissent une continuité musicale entre Little et Black. Le même thème, élégiaque et tragique, qui entremêle de manière affective passé et présent, souvenir et impression, sentiment de vide et quête du bonheur.
Moonlight, de Barry Jenkins, 2017Maxime