Angelo Neumann rapporte dans ses Souvenirs sur Wagner un autre trait qui illustre sa présence d'esprit,lors d'une représentation de Lohengrin à Leipzig, en février 1882 :
" [...] Il se produisit, ce soir-là un incident peu ordinaire, un peu avant l'apparition de Lohengrin dans la nacelle; je me souvins que j'avais, avec le décorateur de Paris, combiné pour la nacelle traînée par le cygne un effet qui, à la répétition déjà, avait paru remarquable. Comme de la loge directoriale, on ne pouvait pas voir cette apparition dans des conditions favorables, je me rendis, en hâte au balcon pour pouvoir, de la porte du milieu, car il n'y avait pas une place libre, bien suivre toute la scène. L'effet ne laissa rien à désirer. Retenu par la vue de l'ensemble, je voulus, malgré l'incommodité de ma place, attendre la fin de l'acte. Alors, à la première phrase d'Ortrude dans le grand ensemble, je remarquai que la voix de Mme Kindermann était accidentellement voilée. Et son indisposition augmenta de plus en plus si bien qu'à la fin de l'acte, je me précipitai sur la scène, persuadé que l'artiste allait me dire qu'elle ne pouvait pas continuer à chanter. Pourtant ce ne fut pas le cas. Elle assura, au contraire, être particulièrement bien disposée. Néanmoins, je redoutais que la représentation ne fut troublée, car il me paraissait impossible que l'artiste, avec l'enrouement dont j'avais surpris ledébut, pût tenir son rôle jusqu'au bout. Sans donc ajouter, un mot, je chargeai un garçon d'aller aussitôt, avec une voiture, chercher et amener au théâtre la seconde titulaire du rôle, Orlanda Riegler- bien entendu, avec ses costumes d'Ortrude.
En me rendant à ma loge, avant le commencement du second acte, je rencontrai le garçon et lui demandai, si Mlle Riegler était déjà dans sa loge. Comment décrire mon trouble quand cet homme me répondit " que monsieur le chef d'orchestre Seild, à qui il avait fait part de mon ordre, l'avait chargé de me dire que mes craintes étaient sans fondement; Mme Kindermann se trouvait de nouveau très en voix ". Après un blâme sévère au garçon, pour avoir négligé d'exécuter mon ordre, je le lui renouvelais, et la chanteuse, qui, par bonheur, n'habitait pas loin du théâtre, fut bientôt à son poste.
L'habilleuse dut alors, en toute hâte, habiller Mlle Riegler, ce qui était d'autant plus facile que le premier costume du deuxième acte nous aidait dans cette périlleuse situation.
Entre temps, sur la scène, l'acte était commencé. A chaque note qvte chantait Kindermann je voyais, ou plutôt j'entendais, approcher le moment où la chanteuse, prise d'un enrouement complet, ne pourrait plus continuer. Je courus à la loge de la Riegler, qui voulait tout tranquillement achever de se préparer, et la pris par la main, et tandis que nous passions du côté gauche de la scène au côté droit (on sait que le décor est complètement fermé à gauche), l'habilleuse cherchait à compléter le costume d'Ortrude. Soudain la chanteuse s'écria : " Je perds mon jupon, rattachez-le! " L'habilleuse se préparait à le faire; je lui saisis le bras : " Nous n'en avons plus le temps ", et ce disant, j'arrachai moi-même le malencontreux jupon. Et je m'élançai avec Ortrude à l'endroit d'où elle pouvait entrer en scène, me convaincant de plus en plus que la première Ortrude serait incapable de terminer la scène. Et ce que mon oreille m'avait fait prévoir arriva en effet. J'avais déjà recommandé au régisseur de baisser encore plus que d'habitude la rampe pour cette scène qui se joue, d'ailleurs, toujours dans l'obscurité,
Au moment même où, avec Ortrude II, j'arrivais à l'unique endroit par où l'on avait accès sur la scène, Ortrude I sortait en chancelant et, en m'apercevant, elle se jeta sur moi en me chuchotant à voix basse ces mots : " Impossible de continuer. " Et comme elle ne soupçonnait aucunement les préparatifs qui avaient été faits dans l'intervalle, elle ajouta, à bout de souffle, qu'il fallait au plus vite aller chercher Mlle Riegler. Quelle ne fut pas sa stupéfaction quand elle entendit au même moment Ortrude-Riegler entonner sa partie.
Grâce à l'obscurité profonde de la scène, la sortie de l'une aussi bien que l'entrée de l'autre avait complètement échappé au public. La similitude des costumes, quand la lumière fut un peu rendue, dissimula encore le changement jusqu'à ce qu'enfin le public, au bout de quelque temps, averti par la différence des voix, se rendit compte de la substitution.
On peut penser quelle vive impression fit cet incident sur le public dé Leipzig toujours si vivement intéressé par les choses de théâtre, d'autant qu'on en parla et qu'on le signala dans les journaux d'une façon qui ne laissait pas d'être flatteuse pour ma prévoyance. Les efforts des malveillants pour représenter cet incident comme un " coup monté " entre l'artiste et son directeur furent, en général, accueillis avec un sourire incrédule. [...]"
Voir aussi les deux posts précédents consacrés à Angelo Neumann: