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« Je veux la vie, ce qui est vivant. Ce que j’ai à exprimer ne peut être mesuré ». Ces mots d’un critique d’art norvégien à propos de L’Enfant malade, l’une des premières toiles d’Edvard Munch exposée et soumise à un déchaînement de la critique, fonctionnent tout autant pour Edvard Munch, la danse de la vie, le film que Peter Watkins a consacré au dit peintre.
Érigeant Munch en modèle du génie pictural, Watkins en fait dans le même geste son double artistique. De même que le peintre norvégien bataille contre la platitude du naturalisme et de la bourgeoisie, de même le cinéaste britannique y puise son inspiration esth-éthique dans sa lutte contre ce qu’il appelle la Monoforme, cette forme répétitive, stéréotypée et formatée qui domine l’essentiel des productions audiovisuelles.
Commentant l’absence de perspective qui nimbe la figure centrale de La Madone d’une aura à la fois érotique et sacrée, la voix-over d’Edvard Munchnote que « surface et espace se confondent ». La profondeur, psychologique, morale, humaine en un mot, épouse l’expressivité de la peau.
Ce commentaire des aplats vifs et colorés de La Madone pourrait servir d’adage au geste de Watkins dans son biopic. Si le film adopte une narration chronologique habituelle, il détruit sa linéarité et sa rigidité par un montage parallèle qui explore la psychologie de Munch. À plusieurs reprises reviennent des plans sur Munch enfant, atteint de tuberculose comme sa sœur Sophie, crachant du sang sur les draps blancs, sur la figure sévère du père, notable et puritain, ou encore sur l’énigmatique Mme Heiberg, la première maîtresse qui fuit et hante le peintre. Souvent silencieux, ces flash-backs viennent s’immiscer régulièrement dans des critiques d’art scandalisées par les tableaux de Munch ; à l’image de l’artiste fou qui scandalise les bourgeois répond la vision d’un inconscient traumatique qui cherche à s’exprimer sur la toile. Passé, présent et futur s’entremêlent dans un montage à vif, qui refuse la fragmentation de l’existence au nom du diktat narratif et qui lui préfère une vie humaine superbe de noirceur.
Un même principe d’organicité habite Munch et Watkins. Terrifié par l’aliénation grandissante de l’homme sous couvert de « progrès social », Munch pousse un Cri de solidarité et de désespoir devant l’atomisation du genre humain. De la même manière, Watkins s’indigne de la marginalisation des classes sociales défavorisées au sein de la société bourgeoise. Son cri à lui passe par le montage : alors que, sarcastique, la voix-over décrit le rituel de la balade digestive des bourgeois de Kristiana, des gros plans sur les figures émaciées des ouvriers norvégiens leur laissent le temps de dire leurs horaires de travail insupportables, qui ne leur permettent pas ce plaisir de la promenade…
Scandant chaque année par un rappel des événements dramatiques qui ont lieu un peu partout sur la planète, le narrateur insère ainsi les angoisses solitaires de Munch dans un contexte global apocalyptique, lui conférant de fait le statut de prophète malheureux et de visionnaire révolté.
Mais si Edvard Munch dépasse la simple réflexion sur le processus créatif pour atteindre une réelle critique politique, c’est aussi en raison de l’engagement du public. Moins marqué que dans ses films postérieurs (Le Libre-Penseur, La Commune), il existe cependant dans les très nombreux regards caméras. Munch, désespéré de la vie et de l’art après une énième exposition qui fait scandale, lance un appel d’aide au spectateur ; le père de Munch, incapable de comprendre la révolte de son fils, regarde tristement le public, espérant y trouver une réponse à la crise de sa famille. Le prétendu « quatrième mur » explose alors, et les brèches qui le fissurent invitent le spectateur à entamer une réflexion critique qui dépasse le cadre restreint de la fiction.
Car Edvard Munch ne se définit pas comme fiction ou documentaire. Le choix d’acteurs non-professionnels qui apportent avec eux leur spontanéité et la récurrence d’interviews des personnages, comme si le cas Munch avait lieu en même temps que le film, lui donnent clairement un style documentaire.
Plutôt que de se pencher sur ces querelles définitoires, Watkins compose son film en lui donnant le plus d’énergie vitale possible. C’est pourquoi il emprunte tant à la fiction qu’au documentaire des formes dynamiques. Zooms, panoramiques, tons bleutés des extérieurs… l’étalage de techniques rappelle sans cesse le caractère artificiel de l’œuvre. À l’instar des tableaux de Munch, qui incisait la toile et laissait en blanc des pans entiers de la surface pour rappeler au public qu’il s’agit là d’art, et que l’art exprime une sensibilité à fleur de peau.
Edvard Munch, la danse de la vie, de Peter Watkins, 1973
Maxime