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Le Roi vierge, un récit d'Alexandre Hepp dans "Paris tout nu".
Publié le 14 février 2017 par Luc-Henri Roger @munichandcoLe Roi vierge est un récit d'Alexandre Hepp (journaliste et écrivain français 1857-1924), qui figure dans son recueil, Paris tout nu (pp. 227 et suivantes), publié en 1885.
"LE ROI VIERGE
Par ordre, le Grand-Théâtre de Munich a été, pendant quinze jours, interdit au public à l'intendant des spectacles lui-même. Le roi s'est fait donner pour lui seul des représentations de Parsifal, de l'Armide, de Marie Tudor et d'Angelo. Louis II est un grand artiste qui a le bonheur d'être roi, et le talent de ne se servir de sa royauté que pour l'éblouissant accomplissement de ses rêves. Dans cette Allemagne qui s'enfle affreusement, il abandonne à d'autres le caracolement des sabres et la fanfare aiguë des fifres ; il n'a pas accepté l'Empire nouveau avec une joie humble, il ne se préoccupe guère de la politique. Et c'est pourquoi, aujourd'hui, je peux me permettre de dire en liberté , l'intérêt que j'éprouve pour cet homme si généreux envers ses remarquables passions, si fidèle à ses enthousiasmes. Ce temps positif à outrance, d'oeuvres vécues, d'êtres trop humanisants, s'obstine à ne démêler rien de la vie de Louis II ; il n'a pour elle que sarcasmes faciles, il traite de visionnaire cet esprit qui, au lieu d'éteindre sa fantaisie, la laisse courir; d'archifolle cette âme qui, au lieu d'étouffer ses inquiétudes dans la matière brutale et lourde, les laisse libres et formidablement troublantes. Volontiers, quelques-uns concèdent à Néron ce titre d'artiste qu'il ambitionnait pour avoir jonglé avec une lyre d'or dans l'ivresse ; volontiers on accorde que brûler Rome pour se satisfaire l'œil aux embrasements d'un monstrueux incendie est d'une nature haute, douée, rare. Le roi Louis, lui, se contente de voyager sur un lac artificiel, dans une gondole entraînée par des cygnes noirs, disant à voix basse les profondes mélodies de Wagner, isolé dans ces paysages qu'il réalise tout d'une pièce, fantastiques, merveilleux, tels qu'il les a entrevus dans ses songes, pénétrés de parfums mystérieux et peuplés de Walkyries au front paré de glaïeuls; au deuxième étage de la Résidence, il installe un jardin où verdissent toutes les verdures, où fleurissent toutes les flores, et il est là, son œil bleu fixé sur on ne sait quelles splendides visions, tout en âme, pensif par delà son royaume, sa Bavaria biéreuse ; et dans ce paradis il ne se soucie pas des pommes! les lianes qui s'entrelacent, les sèves qui fermentent, les roses qui embaument l'amour, n'ont pas même pour lui ce langage qu'elles ont pour Serge et Albine. Et à ce roi qui est poète jusqu'aux moelles, artiste jusqu'à l'aveuglement, on accorde moins qu'à Néron, bête fauve ! L'Allemagne l'accable, et nous, en France, nous avons à son égard ce singulier sourire qui est comme un envoi au docteur Blanche. Notre belle entente de la chose pratique, notre progrès vers le terre-à-terre, s'accommodent mal de ces étranges élévations; nous ne comprenons plus rien à cette psychologie complexe, nous nous posons en dédaigneux devant ce culte exceptionnel des Illusions. Ce qui m'attire dans la personnalité de Louis II, c'est ce culte précisément. Grâce à lui, ce roi allemand échappe à l'uniforme prussien, à la chanson de Kœrner, au canon Krupp ; il échappe même à Gretchen. La tête traversée d'harmonie, le cœur épris d'idéal, il semble bien être le dernier qui personnifie encore tout un vieux monde de légendes. Dans la modernité avide d'exactitude, crânement, il s'envole; mettons, si l'on veut, qu'il patauge, dans le bleu. Ce monarque de trente-sept ans, tel qu'on le voit aux murs de l'Hôtel des Quatre-Saisons, à Munich, la ville bâtarde d'Athènes, de belle stature, avec des moustaches brunes et des yeux qui font songer à la « douce étoile » du Tannhauser, est une personnalité à sortir du courant ; maître en nom des Bavarois maraudeurs qui ont pris nos pendules, il offre ce contraste, que, dans son royaume exécré, il ne sait même pas si le temps marche. C'est un sujet d'étonnement, et je m'en empare à ce titre, que ce prince entêté seulement de l'art, voire de ses faiblesses, dans un empire qui est tout à la force du casque; il s'approche bien, dans la fièvre du beau, de cet Ulric hoffmannesque qui est représenté dans le Crépuscule des dieux, le mâle et superbe livre de M. Elémir Bourges; il a pour l'Art, le Rêve, l'Enivrement des choses, une inconcevable prédisposition de femme et pourtant pas de .femmes! Jamais il n'a voulu toucher « cette main si jolie ». Un soir, tandis qu'une chanteuse de l'Opéra, sur une barque voisine de la sienne, lui soupirait une de ces grandioses mélancolies de Wagner, elle tomba dans le lac où ils erraient ; le roi a attendu l'arrivée d'un chambellan pour sauver la diva. Il se défend même de toute connaissance des secrets de femme ; dans les théâtres d'Allemagne, disent les Mémoires, quatre jours par mois les actrices se reposent, Cette clause est dans tous les engagements, et cela est précieux pour la santé et la voix des chanteuses. La veille d'une reprise de Tristan et Iseult, le chef d'orchestre s'attendait à ce que l'actrice fùt "malade". Il essaya de faire entendre le motif du retard possible de la représentation. Le roi ne comprit pas, ignorant l'enfant malade et douze fois impure ! Il y a de la hauteur dans cette ignorance, et je ne vois pas bien clairement quelles railleries elle encoure. L'amour est censé porter l'homme à son épanouissement et mettre au point ses facultés : il ne me déplaît pas de rencontrer un homme à travers tous, de tous pays, qui s'affranchisse de cette obligation et tienne pour très secondaire cette féminerie qui mène le monde. Tant que nous sommes, n'importe où, nous invoquons comme moyen, espoir et fin dernière, ce jupon tapageur; la justice elle-même cherche la femme qui se sent devenir déesse. C'est le ressort et c'est l'excuse universelle, ce frêle objet. Autour de lui on pirouette, et pivote, et périclite magnifiquement. C'est la mode d'aller publier que sans la Fornarina, Raphaël n'aurait été que Trouillebert; que sans Laure, Pétrarque eût gardé les pourceaux ; qu'il n'y a pas de passionné pour l'art sans passion de femme derrière; que la poésie ne va pas sans objet palpable à célébrer, la musique sans chair et os à chanter. Eh bien ! voici un homme qui admire, qui éprouve, qui s'enthousiasme dans le plus stupéfiant désintéressement!.
Je ne lui sais que deux imperfections, dans cette originalité : c'est qu'il est roi et qu'il n'est pas Français. Mais il est roi d'une façon si curieuse et Allemand d'une étoffe si mince celui qui réunissait récemment, tous les professeurs de ses universités pour leur demander s'il était possible de traduire Molière en vers. Devrait-on traiter d'aberration, d'aimable fumisterie les tendances de ce tempérament si jalousement personnel ?
Eloigner toute une masse épaisse et lui barrer le chemin pour s'enfermer seul vis-à-vis de l'Art, réclamer la jouissance égoïste d'un chef-d'œuvre, n'est-ce pas le rêve de nous tous? Qui n'a pas ambitionné cette fortune de se ménager dans le silence, sans voisinage, la possession entière, parfaite, radieuse, d'une statue ou d'un tableau du Louvre, d'une tragédie du Théâtre-Français, d'un drame lyrique de l'Opéra. En ces moments-là, où vous saisit un désir fou d'admirer, de pénétrer, d'obtenir ce qui est le Beau, on en arrive véritablement à soupirer, comme un simple pêcheur d'opéra comique : si j'étais roi ! Si j'étais roi? Parbleu, je ferais comme le roi Vierge, je me ferais donner Parsifal pour moi seul et pour moi seul j'aurais des paysages !"