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Abbad Yahya : un crime (contre l’intelligence) à Ramallah

Publié le 14 février 2017 par Gonzo

Abbad Yahya : un crime (contre l’intelligence) à Ramallah

En fouillant dans les archives de ce site, on trouve bien, en 2007, une histoire comparable, celle d’un recueil de contes traditionnels retiré des écoles palestiniennes parce qu’il avait le malheur de comporter quelques passages trop osés aux yeux de censeurs pudibonds. Toutefois, avec ce qui est arrivé au jeune romancier (et journaliste) palestinien, ‘Abbad Yahya (عباد يحيى), pour son dernier roman, Un crime à Ramallah (جريمة في رام الله), on se rapproche davantage d’un scénario relativement inédit dans ce pays, même s’il n’est que trop fréquent dans d’autres États arabes. L’Égypte en particulier où, à la fin de l’année dernière, l’écrivain Ahmed Naji (أحمد ناجي) avait été emprisonné plusieurs semaines au prétexte que son œuvre contenait des passages immoraux.

En Palestine en effet, les écrivains ne sont pas vraiment habitués à ce type de censure et de harcèlement. Bien au contraire, puisque la littérature y est officiellement encouragée, depuis longtemps déjà, comme une arme de résistance à l’occupation israélienne. Pourtant, un procureur palestinien, choqué par un texte « attentatoire à la morale publique » exposant « des mineurs et des enfants à la dépravation et au vice  » (خدش الحياء العام، وتعريض الأطفال والقصّر للانحراف والرذيلة), vient de convoquer pour enquête le romancier (et journaliste) Abbad Yahya. Celui-ci n’a pas pu répondre à cette convocation en raison d’un déplacement à l’étranger mais son éditeur, en revanche, Fouad al-Aklik (فؤاد الأكليك) n’a pas eu cette chance… Toujours dans le cadre de cette instruction judiciaire, la police, d’abord en Cisjordanie puis à Gaza, a fait le tour des librairies pour récupérer les exemplaires dont certains ont été détruits par le feu.

On est en Palestine tout de même, et cette décision a soulevé beaucoup de protestations, y compris au plus haut niveau officiel. Ihab Bsisso, le jeune ministre de la Culture – et aussi poète à ses heures – s’est élevé contre une décision pour laquelle la justice reste (en principe) totalement indépendante. En rappelant qu’on ne « fabrique pas de la pensée en interdisant un roman » (منع رواية لا يصنع فكراً ), il a déclaré vouloir se mettre immédiatement à la lecture de ce texte pour tenter de comprendre les motifs qui peuvent expliquer l’intervention de la justice. De son côté, le Département de la culture et de l’information à l’OLP s’est également inquiété de cette initiative qui menace la liberté d’opinion même si le procureur qui s’est chargé de l’affaire, un certain Ahmed Barak (أحمد براك), affirme sans se démonter que la mesure qu’il vient de prendre n’entraîne aucun risque sur la liberté d’expression. Aux dernières nouvelles, Abbad Yahya, a reçu un coup de fil d’une fonctionnaire à la division des délits économiques qui lui a reproché d’avoir mis en circulation son texte sans autorisation préalable. Le romancier a dû lui rappeler qu’un écrivain ne demandait pas (encore) de permission pour écrire, et que ce type de démarche relevait de la seule responsabilité de l’éditeur !

A propos de cette affaire résumée en français dans cette dépêche d’agence, on constate, avec tristesse, que l’« exception palestinienne » en est de moins en moins une… En dépit de résistances locales (outre les officiels mentionnés, il y a eu également une forte mobilisation sur les réseau sociaux), on constate que la Palestine n’est pas épargnée par le vent de tartufferie pudibonde qui souffle sur une région, politiquement et socialement bien malade. À ce sujet, on remarque d’ailleurs avec accablement que la censure de ce roman ressemble à s’y méprendre à celle qui a frappé, en 1966, le romancier Sonallah Ibrahim pour Cette odeur-là (تلك الرائحة), et pour exactement les mêmes motifs : la description d’une masturbation… Un demi-siècle plus tard, avec toute la pornographie du monde en libre circulation sur internet, on en est toujours là… Affligeant !…

On note également que le troisième titre de ce jeune romancier palestinien a été publié par une maison d’édition basée à Milan, la maison de la Méditerranée (المتوسط). Association à but non lucratif, elle milite pour les échanges entre les cultures sous un slogan qui en dit long : Ensemble, luttons contre les moulins à vent ! (معا لتحارب طواحين الهواء). Crime à Ramallah – un faux roman policier qui tourne pour l’essentiel autour de trois destinées représentatives de la génération d’après la seconde intifada de l’an 2000 – était par ailleurs la première opération de cet éditeur avec un partenaire palestinien. En effet, les Editions numériques (الدار الرقمية), un projet lancé il y a quelques années à Ramallah, veulent profiter d’internet pour surmonter une partie des difficultés qui entravent la circulation des livres dans un « pays » toujours soumis au bon vouloir des Israéliens. Pour cette opération, saluée il y a peu par le ministre de la Culture palestinien, les éditions de la Méditerranée ont retenu un slogan qui, rétrospectivement, prend toute son actualité : al-adab aqwa (الادب أقوى), « la littérature est la plus forte ».

Entendre, plus forte que l’occupation. Mais comprendre, aussi, plus forte que la bêtise !


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