Éric Perera, L’Harmattan, Paris, 2017.
214 pages.
Jusqu’où un chercheur peut/veut/doit-il aller pour accéder à l’objet de son enquête ? Question certes classique à laquelle chaque chercheur répondra de manière singulière. En tout cas, ses choix détermineront la qualité et la nature des informations recueillies. Puis viendront d’autres choix, ceux inhérents à la restitution de l’enquête par l’écriture.
A l’origine d’une recherche, il y a le plus souvent un étonnement et une curiosité. A l’aube d’une inscription en doctorat de sociologie, c’est une rencontre fortuite avec des bodybuilders qui va en déterminer le sujet. Comme le chercheur s’engage avec ce qu’il est, c’est en tant qu’homme sportif qu’Éric Perera va aborder l’enquête sur un monde clos et mal connu, celui du culturisme. Il va donc nous proposer une connaissance de l’intérieur, autrement difficile d’accès.
Son livre, qui se lit aisément, s’inscrit dans ce que l’on peut nommer une anthropologie de l’expérience, dans laquelle l’enquêteur est davantage qu’un « observateur participant ». Il est un acteur à part entière soumis à des conditions de performance s’il entend poursuivre l’expérience. Celle-ci est d’ailleurs centrale dans le livre, l’écriture à la première personne est aussi écriture sur sa personne. Éric Perera rencontre d’abord un coach, Clovis, à qui il dit vouloir travailler sur la préparation physique. Celui-ci lui propose alors une inscription à la salle et la participation aux séances d’entraînement qu’il conduit. En acceptant, l’auteur ne soupçonne pas l’ampleur de l’engagement demandé, ne sait pas encore à quel point il a « signé pour en chier », pour reprendre l’expression du coach.
Le récit à la première personne de l’initiation repose d’abord sur une description « chirurgicale » des prescriptions de Clovis, diététiques (quantités, effets, coût mensuel…) et athlétiques : description minutieuse des séances d’entraînement, exposé clinique des souffrances. Éric Perera franchit les différents paliers de l’apprentissage sous le contrôle omniscient du coach, personnage fascinant, sculpteur aguerri de matière vivante. Car l’auteur se focalise sur Clovis et sa science précise et exacte, qui contrôle les corps, personnalise ses conseils, assoit son autorité par des mécanismes et dispositifs très finement analysés. La description de l’emprise qui se met progressivement en place au fil de l’initiation pour le chercheur, de la lecture pour le lecteur est un des intérêts du livre. Pas le seul.
Éric Perera se trouve à un moment tiraillé entre ses deux objectifs : être bodybuilder, être docteur en sociologie, qui deviennent antagonistes. Le premier semble prendre le pas sur le second. Coupé de son entourage par une pratique totalisante qui l’isole, il est happé par le groupe qui l’accueille, celui des culturistes. Page 110 il écrit : Pour rester intégré au groupe et éviter cet isolement, mon engagement corporel sans aide chimique devient de plus en plus important, mais les résultats physiques obtenus sont insatisfaisants et mettent toujours en danger mon intégration. Même en poussant jusqu’au bout la simulation de prise de produits, les performances corporelles restent révélatrices et cette stratégie ne trompe personne. Les astuces ou les parades du « faire semblant »s’avèrent ici limitées pour accéder à certaines informations. Son laboratoire de recherche lui a fait signer l’engagement de ne prendre aucun produit dopant. Simuler la prise de produits ne dupe surtout pas le coach, qui sanctionne cela par une mise à l’écart insupportable au postulant au statut de bodybuilder. La nécessité de collecter des informations devient alors semble-t-il une justification fragile. L’auteur est « pris » au sens où J. Favret-Saada a pu l’être par la sorcellerie.
La transgression permettra d’accéder au monde secret du dopage, produits, pratiques, business du coach, discours d’autojustification de celui-ci… On trouvera là un nouvel aspect très intéressant développé en fin d’ouvrage.
Le récit circonstancié et passionnant de 8 mois d’enquête requérant un engagement aussi total puisqu’elle a modifié la diététique, le rapport au corps, les relations aux proches de l’auteur mais aussi mis en danger son intégrité physique, a permis de mettre au jour les différentes étapes de l’apprentissage du bodybuilder, le fonctionnement d’un groupe sous l’emprise d’un coach, les mécanismes par lesquels celui-ci soumet ses élèves mais aussi de découvrir de l’intérieur l’accès au dopage, sa pratique, les discours légitimants qui l’entourent. La force du texte aurait cependant pu dispenser l’auteur d’une « tentative de théorisation » pas forcément des plus convaincantes, reposant notamment sur une bibliographie fragile et hétéroclite.
Le livre intéressera également les chercheurs sur des points plus particulièrement épistémologiques, celui déjà évoqué de l’engagement mais aussi la réflexion sur le « temps de l’écriture » ou plus précisément sur la nécessité de mettre à distance l’expérience afin de pouvoir l’analyser puis la restituer, ce qui suppose sortir des ambiguïtés que génère cette double quête, celle de devenir culturiste, celle d’accéder au grade de docteur.
Colette Milhé