Derrière la récente création de la General Authority for Entertainment, dans le cadre du programme Vison 2030 promu par Mohammed Ben Salmane, tout le monde comprend qu’il s’agit, aussi paisiblement que possible au regard de la puissance des courants religieux ultra-conservateurs en Arabie saoudite, d’ouvrir le pays à plus de libéralisme. Un virage sans nul doute nécessaire par rapport aux défis de l’avenir, notamment sur le plan économique, mais aussi en raison des évolutions sociétales que le pays a connu avec l’arrivée à maturité de jeunes générations. Celles-ci supportent de moins en moins le carcan imposé à la société saoudienne, en particulier depuis le tour de vie donné après l’échec de la prise de La Mecque à la fin des années 1970.
Dans ce contexte, la General Authority for Entertainment a apporté son soutien à la tenue, entre le 16 et le 18 février, de la première Comic Con dans le pays : une « convention » qui a réuni pendant trois jours, sous un immense chapiteau dressé pour l’occasion, un public nombreux venu se distraire en profitant des attractions organisées autour des grandes figures de la bande-dessinée made in USA. Un très grand succès nous dit la presse, y compris occidentale (ici Libération mais la dépêche de l’AFP a été abondamment reprise), ravie de relater pour une fois de façon positive un événement se déroulant dans cette partie du monde.
Bien sur, on a ajouté dans les articles des guillemets au mot liberté pour souligner les limites démocratiques de l’exercice. Pourtant, les comptes-rendus s’accordent à souligner l’enthousiasme des jeunes visiteurs, hommes et femmes mélangés et avec très peu de « tenues vestimentaires locales », communiant pour une fois dans le bonheur d’une distraction bon enfant plutôt que dans les habituelles incantations fanatiques. Comme on l’avait mis en avant dans notre précédent billet, on a également rappelé combien cette politique du bonheur s’inscrivait dans un projet libéral voulu, à n’en pas douter, par le futur leader du « Royaume des hommes » .
Il n’y a guère que le Huffington Post pour troubler quelque peu l’optimisme général. Sur la même trame de satisfaction générale, il évoque tout de même sournoisement à ses lecteurs « quelques spécificités locales » du traditionnel concours de déguisement. À savoir que les hommes et les femmes concouraient, contrairement à l’habitude, dans des compétitions séparées, et que le règlement stipulait que les costumes retenus ne devaient pas « présenter de symboles indécents ou de logos qui pourraient être jugés contraire à l’Islam ou à la morale publique ». Les croix étaient-elles bannies des écus brandis par les chevaliers intergalactiques ? Je n’ai pas trouvé d’information à ce sujet mais j’ajouterais bien quelques remarques pour, à ma façon, tempérer un peu l’enthousiasme (de commande ?) que l’on retrouve dans la quasi totalité des commentaires.
Détail du visuel deComic Con à Jeddah. Il reprend, bien entendu, l’emblême national saoudien.Rappelons le lieu tout d’abord : la corniche de Jeddah, à savoir la zone ultra permissive aux yeux des moralistes saoudiens, un endroit de perdition qui, Dieu merci, n’a guère d’équivalent dans le reste du pays. L’événement a rassemblé une foule considérable nous dit-on, au point de provoquer de longues files d’attente (25 000 personnes sont venues d’après les estimations les plus hautes). C’est un beau succès pour une première édition, certes, mais on est très loin des 70 000 visiteurs réunis l’année dernière pour un événement similaire à Dubaï, alors que la population des Émirats est trois fois inférieure à celle de l’Arabie saoudite. Même si l’on se réjouit de constater que l’Arabie saoudite semble s’être engagée sur la voie du changement, force est de constater qu’elle le fait avec beaucoup de retard par rapport aux Émirats arabes unis, le principal voisin et rival (outre l’Iran bien entendu). À Dubaï, c’est depuis 2012 que ce type de festival est organisé, et l’événement n’a pas été salué par des campagnes médiatiques enthousiastes !
Plus significativement, il est également intéressant de souligner la différence d’approche entre les deux grandes puissances du Golfe vis-à-vis de cette production spécifique, à savoir ces comics à l’américaine, où s’illustre en particulier la société Marvel, une affaire devenue très lucrative depuis qu’elle a été rachetée en 2009 par la société Disney. Mais là où l’Arabie saoudite s’abandonne – avec un bonheur d’autant plus fort qu’il a un parfum de fruit défendu – aux joies de l’American way of entertainment, on note, chez les voisins des Émirats, des tentatives, à mon sens très intéressantes, pour adapter à la sensibilité locale, cette esthétique venue tout droit de l’univers des loisirs globalisés. Dans le film d’animation (voir ce précédent billet) comme dans la bande dessinée, de jeunes créateurs comme Naïf al-Mutawwa (نايف المطوع) s’approprient les codes de la culture de masse (plus joliment appelée en anglais popular culture) pour les détourner, si on peut aller jusqu’à le dire ainsi, et les insérer dans des productions qui renouvellent à leur manière les références du passé. Alors que cela ne l’a jamais dérangé à ma connaissance lorsque c’étaient les valeurs étasuniennes qui étaient disséminées dans le reste du monde par Superman et ses émules, cette inversion des flux a suffi pour provoquer la fureur d’un Daniel Pipes, allié inconditionnel d’Israël il est vrai, qui n’hésite pas à souligner le danger de ces « missionnaires de l’islam »
La petite vidéo que je propose ci-dessous illustre parfaitement ce dernier point. Il s’agit d’une promotion pour le tout récent Comic Con de Jeddah. On y voit, de fait, l’introduction d’éléments locaux mais de la pire façon qui soit, à savoir sous la forme de clichés folkloriques tout juste bons à provoquer le sourire du spectateur. On est assez loin, faut-il le souligner, de la bande dessinée contestataire qui fleurit ailleurs dans le monde arabe…. (Voir l’onglet « bande-dessinée pour retrouver plusieurs billets consacrés à cette pratique associée de près aux soulèvements de la jeunesse arabe.)