Magazine Côté Femmes

Ô Jarry

Par Claude Le Goff

(Juillet)

Faudrait que tu viennes voir mon appart, maintenant qu’on est voisins, qu’il te dit avec un clin d’oeil. Par texto, parce que qui fait des clins d’oeil au quotidien?

Tu réponds pas.

*

On peut se voir ce soir, qu’il demande. Tu peux presque sentir son haleine de bière à travers l’écran et ça te donne envie de vomir. Je m’en allais me coucher, mais on s’écrit demain, que tu réponds, quand tu seras ajun et que le soleil sera là pour thirdwheel notre rencontre, que tu penses.

Tu te mets en pyjama, attaches tes cheveux collés à ta nuque à cause de ta sueur, et te brosses les dents.

Ça va pas, ma blonde vient me laisser.

Tu réponds pas.

Je peux venir chez toi? J’ai vraiment besoin de parler.

Tu réponds : Ok, le temps d’une clope.

Sans savoir que le temps d’une clope est éternel.

Sans savoir que ce gars-là est un ninja pis qu’il va trouver un moyen de se rendre dans ton appart, dans ta chambre, dans ton lit, dans tes draps… dans toi.

Sans savoir qu’il va t’enlever les mots de la bouche en te crissant sa langue dans le fond de la gorge, que tu seras pas capable de dire non ou de dire rien, dans le fond.

Sans savoir que tu vas dormir avec une couverture qui te fond sur le corps après, parce que même ses yeux sur toi toute-nue, ce sera trop. Sans savoir qu’il va rester pour la nuit, parce que t’es one night long et qu’il veut laisser son empreinte sur ton oreiller.

*

Tu voudrais crier tellement fort, que ta voix à elle seule le propulserait en dehors de ton appartement. Il se retrouverait tout-nu sur Villeray, sous le spotlight des lampadaires. La vitre par terre brillerait comme des paillettes. Ce serait le plus beau spectacle du monde.

Mais tu dis rien.

Le lendemain tu te laves de lui et la vie continue comme s’il n’avait jamais mis les pieds dans ta petite chambre de Villeray et ses mains dans toi.

Comme si tu n’avais pas été violée.

(Octobre)

Il fait froid dehors comme en dedans. Il vient de te laisser sur un banc du parc Jarry pis tu sais pu où regarder. Tu fixes l’étang comme si la réponse que tu cherches se trouvait au fond de l’eau. La réponse à je ne suis pas en amour avec toi n’existe pas. On ne peut rien dire au désamour. On peut juste le prendre pis lui dire que ça va aller, qu’un jour il va y avoir quelqu’un pour nous aimer plus que trois secondes, parce que les gens mangent quand même leur bouffe si elle tombe par terre (pas plus que cinq secondes, par exemple) et que quelqu’un va te ramasser de sur le plancher.

Mais le temps est gris, la tête est noire pis le coeur se noie dans son blues. Ton lit devient un radeau de sauvetage dans une marée de kleenex plein de peine.

Tu as appelé tous les numéros dans ton cell.

*

Ce n’est pas l’amour qui vient cogner à la porte de ton appart dans Villeray. L’amour est reparti avec ses bagages en claquant la porte du bloc et ne reviendra jamais. Dans quelques mois, l’amour sauvage va te unfriend de sur facebook, sans raison. L’amour s’en criss. L’amour a move on aussi vite qu’on arrache un plaster.

Mais tu as les bras de ton humain préféré pour te serrer pendant que tu pleures-morves-inspires en soubresaut. Des bras qui te tiennent, qui te retiennent. Des bras qui t’empêchent de casser en deux.

*

Le lendemain, tu te réveilles en cuiller avec personne, pour déjeuner avec ton boy’s club préféré : Ben, Jerry et Nicolas, le gentleman bohème. Tu fixes le plafond en écoutant des tounes tristes. Tu voudrais qu’il te tombe sur la tête, après que le ciel te soit tombé dessus.

Mais le ciel est encore bleu et le soleil t’aveugle : la violence de l’étreinte t’enserre doucement.

Tu ne t’approches pas du boulevard Saint-Laurent. Le parc Jarry n’existe plus.

(Janvier)

Tu marches toute seule quand tu arrives face-à-face avec quelqu’un que t’as pas vu depuis longtemps. Chaque fois que tu fantasmes cette rencontre, c’est ton ex que tu croises dans les rues de Montréal. Le fantasme, c’est de l’obliger à te voir, à t’entendre.

Moi, je suis méchante : ça veut dire que j’ai besoin de la souffrance des autres pour exister. J’ai besoin de le voir avoir de la peine à cause de moi. Comme une torche dans les coeurs, je veux le voir triste. Triste de me voir triste ou triste de me voir heureuse. Quand je suis toute seule, je m’éteins.

Mais ce n’est pas ton ex qui est devant toi. C’est Jarry, qui scintille sous sa couverture blanche.

Tu restes plantée là une vingtaine de minutes : tu ne veux ni entrer dans le parc, ni rebrousser chemin, ni rentrer chez toi. Tu le regardes longtemps, pour essayer de le comprendre. Tu le trouves beau, mais il te laisse un petit arrière-goût de peine dans le fond de la bouche qui est juste assez désagréable pour le rendre presque laid.

Tu repars, parce que tu es une lâche. (Est-ce que c’est possible qu’on soit lâche quand on a choisi les chemins les plus dangeureux?)

*

Le soir, tu regardes les photos de ton ex que tu gardes sur instagram en souvenir. Son sourire a l’air de te narguer maintenant. Les contours de son visage que tu ne peux plus tracer à travers l’écran tactile te rendent nostalgique.

Mais comme Jarry, tu le trouves presque laid.

*

Tu passes à travers le parc, pleine d’animosité. Tu es nerveuse, comme si tu n’avais pas le droit d’y exister. Ton quota d’existence au parc Jarry, tu l’as atteint. Ce serait comme aller à une première date au même endroit, mais avec quelqu’un d’autre.

C’est pour ça que tu ne remettras pas une autre partie de ton corps que les pieds dans le parc Jarry.

(Avril)

Depuis juillet, tu fais le long détour pour rentrer à la maison. Juste pour être certaine de ne pas le croiser. Tu préfères les autobus que le métro, si ça veut dire que tu n’auras pas à entendre son nom ou à voir son visage.

Un soir, il te ramène chez lui. Vous descendez à la station Jarry et tu es prise d’un vertige en montant les escaliers interminables. Tu n’as jamais été une excellente coureuse, mais Jarry t’a rattrapée sans que tu te rendes compte qu’il te poursuivait.

Tu fais l’amour avec ce gars-là, qui te fait rire et qui parle avec un bel accent.

*

Le lendemain, vous voulez vous revoir, déjà. Il t’invite à pique-niquer au parc Jarry, mais il pleut. Vous vous faites un pique-nique au beau milieu de son salon et vous passez l’après-midi entrelacés, à goûter vos corps.

À vous découvrir, loin du regard de Jarry.

*

Couchés sur une couverture dans le parc, c’est l’été, ou on joue à faire-semblant que ce l’est. Il y a des enfants qui s’amusent à courir, et vous deux, sur votre couverture, à vous aimer comme des enfants.

Les écureuils se promènent encore dans le parc et tu n’as plus peur.

C’est la première fois qu’adieu est aussi doux.



Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Claude Le Goff 27 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte