Le commentaire de Jean-Jacques Brousson à l'occasion de la sortie du livre de Léo Larguier dans l'hebdomadaire Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques du 5 janvier 1935, Paris, Larousse.
"Aucune industrie peut-être ne souffre autant de la crise que celle de la librairie. Pensez, mon cher lecteur,, aux étrennes spirituelles. Si verdoient autour de vous des jeunesses ardentes, offrez-leur Le Roi sans Reine, de Léo Larguier. Ce monarque romantique, Louis II de Bavière, était beau comme un pâtre tyrolien et comme un Apollon antique. Il n'eut point de favorites. Aucune Lola Montès, comme son père. Mais un favori : Wagner.
Son aïeul avait la manie des décors. Dans ta plantureuse capitale bavaroise, sans s'inquiéter de l'inclémence du climat, il avait érigé des temples grecs ou romains, des pinacothèques, des musées, des bibliothèques. Ces frontons, ces colonnades paraissaient un peu ridicules et dépaysés, loin des platanes et des lauriers-roses, dans la buée des saucisses et de la choucroute.
On se demandait pourquoi, dans cette principauté débonnaire, un décor antique, à la Piranèse. Le fils vint expliquer ces perspectives par sa prédilection pour le fantastique et la musique. Point de favorites à ce prince charmant! Mais, pour maîtresse, si l'on peut dire, un maestro à la baguette de magicien, impérieuse et saccadée, et cruelle parfois comme un fouet.
Quand on voit le prodigieux redressement de la vie de Wagner, on est frappé de ses péripéties. qui donnent au hasard un éclat providentiel. L'homme qui va renouveler la musique et la mythologie allemandes; qui dressera contre 1'ariette italienne et la clarté française les dieux et les demi-dieux, les elfes, les ondines; qui orchestrera le goût du colossal, la discipline caporalisée et les vapeurs du marécage contre la fantaisie voltairienne et l'épicurisme chrétien, Wagner, a dépassé la cinquantaine. Ce n'est jusque-là qu'un croque-notes avorté. Ses opéras ont été sifflés. Il est accablé d'épigrammes et de dettes. Il n'a plus qu'à disparaître ; à se faire oublier, petit maitre de chapelle ; à donner des leçons ; à diriger sur le clavier, de ses mains qui enchantent l'Olympe, des doigts inexpérimentés d'enfants.
Péripétie : la sagesse du destin fait naître un roi fou. à propos. Car il ne fallait rien moins qu'une folie' royale pour exécuter cette symphonie wagnérienne, qui a transformé l'Allemagne de Gœthe en celle de Bismarck et d'Hitter. Du jour au lendemain, le gueux qui, par certains côtés, avec ses théories, rappelle, mais en plus pédant, notre neveu de Rameau, devient le véritable roi. On bâtit des palais pour ses opéras. Le budget. sert à revêtir de cuirasses brillantes, de soieries et de brocarts, les personnages de l'apothéose germanique. En vain, le peuple murmure-t-il, écrasé d'impôts que nejustifie aucune tradition galante. Car les sujets sont souvent indulgents aux faiblesses dé leurs maîtres. Si la maîtresse est jolie, ils en tirent vanité. St elfe est fantasque, ils se chuchotent, de bouche à oreille, les lubies de la demoiselle.
Ces querelles d'alcôves princières font parfois la paix des ménages. bourgeois. Mais, hélas! en Bavière, dans ces âges débonnaires si loin de nous depuis l'hégémonie de la Prusse, la crème du budget, les honneurs vont à un musicien fantasque, bourru, tyrannique. Il mène le roi quasi à la baguette comme il conduit, à son pupitre, le triangle, la petite flûte et les cymbales.
Les diplomates essaient de conclure un de ces mariages qui assurent au moins la succession de la dynastie. Louis II est comme le chaste Hippolyte. Infirmité, tyrannie de la perfection ? A force de vivre dans le rêve, a-t-il conçu de l'amante une idée, tellement irréelle, si diaphane, que ce n'est plus qu'une vapeur ?
On ne le saura jamais. Ce roi est-il fou ? Ce petit-fils de mélomane et de bâtisseur a hérité, dans des temps réalistes où la Prusse ne pense qu'à dévorer ses voisins, le don des méandres illusoires. Il se promène tout le long du jour sans voir son peuple, entouré d'une cour invisible qu'il a élue dans l'histoire. Il ne croit pas au talent, ni même à la probité, mais a la beauté. Ceux qui l'entourent, ministres ou valets, doivent être doués de visages harmonieux, de tailles prestes et lestes. Ce goût de la forme corporelle est devenu tellement tyrannique chez le roi qu'il ordonne à certains familiers de le servir masqués à table. A cette table solitaire, fleurie de cristaux et de lumières, on disposera, à droite et à gauche du couvert royal, des couverts énigmatiques. Pour qui ces assiettes peintes de Saxe, ces verres de Bohème, ces serviettes de dentelle. ces roses qui perdent entre les bouteilles, leurs pétales rouges ou pâles ?
Pour les ombres chéries, Louis XIV ou Napoléon. Oui ! J'entends d'ici votre exclamation : « Ce Louis II est piqué ! » Sans conteste. Et sa folie nous a coûté cher, à nous autres, Français. Mais il y a Wagner ! On sait l'épilogue de ce drame. On interne celui qui pouvait faire emprisonner tous les Bavarois. On lui passe presque la camisole de force. Le maître de tant de sujets n'est pas maître de lui. C'est l'aventure de Charles VI. Dans le parc du château, qu'on a transformé en asile d'aliénés. On lui permet une promenade au pas du geôlier médecin-aliéniste. On les retrouvera tous les deux, cadavres ensanglantés dans un lac, sous les nénuphars, dans la moire- des eaux que plisse le remous des cygnes, bibelots de Saxe sur un surtout de cristal.
Le geôlier a la tête défoncée à coup de lorgnettes. Car ce roi chimérique était myope. Et cette infirmité, explique peut-être son exil dans le monde wagnérien. Ce n'est pas un récit historique, c'est un drame romantique. Il faudrait le lire ,avec, en sourdine, quelques airs de Parsifal, des Maîtres-Chanteurs."
Jean-Jacques Brousson