Si les grandes œuvres de Louis Althusser datent des années 60, le philosophe est resté une figure intellectuelle de premier plan dans les années 70 jusqu’à sa disparition de la scène intellectuelle après l’homicide de son épouse Hélène Rytmann. Depuis sa mort en 1990, la parution régulière de textes non publiés du vivant d’Althusser démontre que les quelques articles, recueils et essais publiés par ce dernier dans les années 70 n’étaient que la partie émergée d’un iceberg de réflexions beaucoup plus denses et riches. C’est dans ce contexte de publication de nombreux textes inédits que paraît une « interview imaginaire » au mystérieux titre des Vaches noires. Il s’agit d’une forme d’auto-interview voulue comme telle par Althusser sans doute du fait du caractère très didactique que revêtent en général les entretiens.
Et Althusser se voulait didactique car il s’agissait pour lui d’intervenir auprès des militants communistes dans le contexte du XXIIe congrès du PCF marqué notamment par l’abandon de la référence à la « dictature du prolétariat ». Ce fut à cette occasion qu’Althusser commença à intervenir publiquement dans le champ politique du communisme français, se départissant de sa relative prudence antérieure. L’hostilité d’Althusser envers cet abandon (« on n’abandonne pas un concept comme on abandonne son chien ») fut publique et donna lieu à un petit essai publié chez Maspero : XXIIe congrès. En 1978, Althusser faisait paraître Ce qui ne peut plus durer dans le Parti communiste, élargissant sa critique au fonctionnement global de son parti. Les Vaches noires constitue une manifestation extrêmement intéressante de ce tournant chez Althusser qui l’amènera quelques années plus tard à une rupture plus nette avec un parti dont il avait été militant durant une trentaine d’années. Et ce même si on ne sait pas pourquoi Althusser décida de ne pas le publier au profit d’interventions plus courtes. La question pourrait d’ailleurs être élargie à d’autres textes d’Althusser comme Marx dans ses limites ou Être marxiste en philosophie qui restèrent à l’état de manuscrits malgré leur intérêt évident.
Des rapports complexes entre le philosophe et son parti
Les Vaches noires est doublement intéressant. Tout d’abord car Louis Althusser y présente dans un premier chapitre, « Présentation de l’auteur », sa position au sein du PCF notamment aux yeux de la direction du parti. Plus exactement, il s’agit de son interprétation de cette position. Les éléments factuels qu’il apporte ainsi que l’analyse qu’il avance intéresseront surtout les spécialistes aujourd’hui mais, à l’époque, le tout aurait été très opaque pour le simple militant communiste. On peut s’interroger sur la pertinence d’ouvrir son ouvrage par un tel chapitre. Les raisons de la non-publication de Pour Marx aux Éditions sociales, le rôle de Garaudy dans cette affaire ou celui de Krasucki, le silence du PCF face aux nombreuses attaques venant de tout bord qu’Althusser subit à un moment… tout ceci ne fait pas une entame de livre extrêmement engageante pour un lecteur néophyte. Or, le philosophe attachait manifestement assez d’importance à ces questions pour les développer longuement en début d’ouvrage. La chose est d’autant plus paradoxale que les autres chapitres des Vaches noires se veulent tout à fait abordables. D’une certaine manière, la place et la longueur de la « présentation de l’auteur » en disent beaucoup surtout sur le rapport subjectif, fait manifestement d’attachement et de déception, d’Althusser avec son parti. Ce sentiment sera corroboré par le constat qu’Althusser suivait de près la vie du PCF, se montrant un lecteur très attentif des textes de ses congrès et un observateur de son fonctionnement jusque dans certains détails de chronologie presque fastidieux.
Du point de vue de la pensée althussérienne, c’est évidemment la défense du concept de « Dictature du prolétariat » dans Les Vaches noires qui s’avère le plus fécond. Aujourd’hui, l’histoire semble avoir donné raison à la direction du PCF de manière rétroactive, même si la manière dont l’abandon fut organisé apparaît toujours comme manœuvrière voire opportuniste. À ce jour, les organisations de la gauche radicale ont toutes mis de côté l’objectif et le mot d’ordre de la dictature du prolétariat, tout comme les quelques pays se réclamant encore du socialisme. Pourtant les arguments d’Althusser méritent qu’on s’y attarde. Les voici.
En avançant le concept de dictature de prolétariat comme étape politique vers le communisme, Marx aurait procédé à une transformation fondamentale de la vieille catégorie de « dictature », issue de la tradition romaine. Cette dernière avait un statut formalisé dans les règles de fonctionnement de la cité antique : elle est décidée à la suite d’un vote et sa durée est limitée à 6 mois. Si le dictateur concentre les pouvoirs, il ne doit en rien fonder un nouveau régime de type tyrannique mais prendre en charge une situation exceptionnelle. La courte durée de son mandat joue comme un garde-fou. Or, Althusser constate que la dictature du prolétariat marxienne n’est pas qu’une simple mise à jour de la dictature antique. Même si le substantif « dictature » est repris, le contenu du concept change totalement : de strictement politique, il devient socio-historique. La dictature du prolétariat ne se comprend qu’en référence et en réaction à la dictature de la bourgeoisie. Tout comme cette dernière, elle est autant sociale, économique que politique. Elle traverse les différentes instances de la totalité sociale, rappelant à tout instant que la lutte de classes permanente ne débouche jamais sur un équilibre, mais trouve comme enjeu permanent le contrôle du pouvoir d’État. En abandonnant la dictature du prolétariat, le PCF risquerait donc l’aveuglément envers la dictature de la bourgeoisie ; Althusser pointe d’ailleurs une certaine occultation de la puissance du pouvoir répressif de l’État dans les publications du parti de l’époque.
Traverser une mer agitée
La dictature du prolétariat renvoie aussi à une conception de la transition au communisme sur le fond ici plus léniniste voire maoïste qu’explicitement marxienne. Cette transition au communisme ne correspond pas un « mode de production socialiste » mais à une situation transitoire entre le mode de production communiste et le mode de production capitaliste. Althusser a recours à une métaphore extrêmement parlante et didactique inspirée sans doute de Platon : la dictature du prolétariat serait le pilotage d’un bateau sous la direction du prolétariat, dans un contexte difficile où une partie des passagers – les anciennes classes dominantes – est rétive et où la houle est forte et le naufrage menace. Mais une fois la traversée achevée, la rive atteinte est celle de la société sans classes. À la rigueur de la traversée succède l’abondance et la liberté du communisme. Malgré le caractère séduisant de cette belle métaphore, on peut rester dubitatif derrière ses résonnances presque religieuses, dignes d’une parabole des Évangiles notamment dans une vision assez paradisiaque du communisme.
Mais surtout, elle rentre en contradiction avec une intuition antinomique chez Althusser : « le communisme n’est pas une utopie, mais une réalité extrêmement fragile qui existe déjà dans nos sociétés » (p. 256). Et Althusser de citer avec raison les coopératives ouvrière, les associations libres voire certains mouvements religieux progressistes. Mais qu’en est-il de ces ilots de communisme dans la mer agitée de la dictature du prolétariat ? Même si Althusser fait bien remarquer que la dictature du prolétariat se conçoit comme une dictature de classe qui peut s’avérer tout à fait pacifique et qui n’exclut pas la légalité (p. 225), on perçoit mal comment il articule ses deux thèses. Par ailleurs sa vision du communisme alterne entre la vision libertaire de la disparition de toute institution (l’État mais aussi la politique, les partis, le droit etc.) et l’idée de leur redéfinition dans un nouveau mode de production.
C’est sans doute le point de départ du refus d’Althusser que ses conclusions qui s’avère fécond aujourd’hui : derrière l’abandon de la dictature du prolétariat, il y a une instrumentalisation du théorique à des fins largement politiciennes qu’il ne peut accepter. Althusser rappelle que les concepts, s’ils sont rigoureux, font système et que le marxisme n’échappe pas à cette loi s’il veut être une théorie scientifique. Si Althusser admet que l’expression verbale de « dictature du prolétariat » peut poser un problème dans le contexte du stalinisme et du socialisme réel, il rappelle que derrière cette expression, il y a un concept et finalement un ensemble de concept à prendre au sérieux. D’une certaine manière, c’est le modèle de la social-démocratie qui menace l’identité du PCF. Car le parti socialiste qui rivalise alors de plus en plus avec le parti communiste est lui un parti qui ne revendique aucune rigueur scientifique : « Au sens faible du mot “penser”, il peut penser à peu près ce qu’il veut, parce qu’au sens fort du mot “pensée”, le PS n’a pas de pensée, il n’a que des idées ». S’il y a bien une lucidité d’Althusser, elle s’exprime là de la manière la plus limpide possible.
Baptiste Eychart
Louis Althusser, Les vaches noires. Interview imaginaire (le malaise du XXIIe congrès) Texte établi et annoté par G. M. Goshgarian, 458 pages, 21 €.