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La dystopie du g(r)affeur (2/2) : Banksy et le Walled Off Hotel de Bethléem

Publié le 21 mars 2017 par Gonzo

La dystopie du g(r)affeur (2/2) : Banksy et le Walled Off Hotel de Bethléem

Reprenant les critiques adressées au Walled Off Hotel imaginé par Banksy à Bethléem, nous nous étions arrêtés la semaine dernière au seuil de l’établissement et à son panneau évoquant le mur de séparation en des termes parfaitement insupportables pour certains Palestiniens. Ce n’est pas vraiment mieux quand on pousse la porte et que l’on découvre la décoration imaginée par l’artiviste britannique et son équipe…

En effet, beaucoup de « visiteurs » locaux supportent mal cette mise en scène ironique des « vues imprenables » sur la barrière de béton que les Israéliens ont commencé à édifier depuis 2002, et encore moins la prise de distance humoristique par rapport aux formes de lutte contre ce symbole de leur oppression. Une fresque, placée dans une des chambres (une des Artist Room à 265 dollars la nuit), illustre parfaitement cette différence de perception. Très souvent reprise en illustration (c’était d’ailleurs le cas sur le site Rezo.net quand il a mis en lien le billet de la semaine dernière), on y voit, au-dessus du lit, une bataille de polochon entre un militant portant keffieh et un membre des forces de sécurité. Pour Ramzy Baroud, journaliste et militant palestino-américain, l’image est « profondément insultante » car « elle minimise le sacrifice que des milliers de Palestiniens ont consenti des années durant »

Baroud said that it was “deeply insulting” and “belittles the sacrifice that thousands of Palestinians have made throughout the years.”

Pour qu’ils partagent l’ironie sarcastique de Banksy, il faudrait en effet que certains Palestiniens arrivent à « dépasser » les problèmes que leur pose le mur et tout ce qu’il symbolise par rapport à la politique israélienne. On en est assez loin, et il n’est pas certain que la venue, en plus grand nombre, de « touristes de crise » change quoi que ce soit aux rapports de force qui permettent à la puissance occupante de faire à peu près ce qu’elle veut vis-à-vis des « emmurés ». Au contraire, pour certains d’entre eux, le Walled Off Hotel risque fort de fonctionner comme une aimable alternative – comme on parle de « tourisme alternatif » – à des formes d’engagement plus concrètes. Il ne servirait en somme qu’à renouveler un peu le catalogue du Grand Tour (en anglais dans le texte !), cette pratique des élites européennes à l’origine du tourisme moderne et du regard orientaliste, en offrant une étape exotique avec, comme point d’orgue, une « attraction » phare, dûment consignée sur le site de l’hôtel, la séance de graffiti sur le mur.

Venir peindre la barrière de séparation – côté palestinien bien entendu – avec, comme c’est prévu, les fournitures ad hoc achetées à la boutique de l’hôtel peut sembler ainsi non seulement un « acte de résistance » un peu trop facile mais, de plus, c’est une démarche qui risque, littéralement parlant, de « muséifier » la solidarité internationale transformée en pèlerinage auprès d’un maître de « l’artivisme » européen. On en arrivera ainsi à « faire » l’hôtel Walled Off de Banksy, comme on « fait » les autres Lieux saints du pays, dans le cadre d’une expérience en définitive plus esthétique que militante. On peut même imaginer que c’est « l’hôtel Banksy » qu’on finira par visiter, tandis que le caractère odieux du mur, « commodifié » en valeur culturelle, deviendra paradoxalement moins visible.

Élargissant la problématique, Diana Buttu, la juriste palestino-canadienne déjà mentionnée dans le précédent billet, évoque une question traitée en profondeur dans un livre récent de Julien Salingue, La Palestine des ONG : en créant une bulle touristique autour de cet hôtel aussi particulier, Banksy renvoie les Palestiniens à leur impuissance : tout ce qu’il leur reste, « ce sont des étrangers qui viennent là et se font les avocats de projets sociaux et politiques qui ne leur sont d’aucune aide. Pendant ce temps, [leur] économie dépend de l’aide internationale qui arrive sous conditions en leur disant comment ils doivent se comporter.

“Palestinians feel hopeless. All we have now are foreigners coming here and advocating social and political projects that don’t help us at all. Meanwhile, our economy is dependent on international aid which arrives with conditions and tells us how we should behave.”

Alors que Diana Battu précise qu’elle accorde « le bénéfice du doute » aux initiateurs d’un projet dont elle souligne pourtant les limites et même les risques, il me semble qu’on peut légitimement se montrer plus critique qu’elle au regard des activités passées de Banksy en Palestine, ou avec des Palestiniens. Voilà longtemps en effet que l’illustre graffeur sait que ses interventions sur le mur ne sont pas sans provoquer des réactions négatives auprès de ceux qu’il sépare du reste du monde. C’est d’ailleurs lui-même qui rapporte dans un de ses livres (Wall and Piece, 2005) cette anecdote à propos d’un vieux Palestinien qui vient lui dire combien ses graffitis arrivent à rendre le mur plus beau, pour ajouter immédiatement qu’il ne veut rien de cela, que le mur, en substance, doit rester tel quel, dans toute sa laideur, et qu’il lui demande en conséquence de partir (faire son art/faire son lard) ailleurs !

“– Old Man: You paint the wall, you make it look beautiful.
– Me: Thanks.
– Old Man: We don’t want it to be beautiful, we hate this wall, go home.”

Ces propos, qui remontent aux premières interventions de Banksy en Palestine, ne l’ont pas empêché de poursuivre son projet, pas plus que les effets pervers associés à la présence dans l’espace public d’œuvres d’un artiste qui, dans certains cas, se vendent près d’un demi-million de dollars. Inévitablement, en des lieux comme la Cisjordanie et plus encore Gaza, la présence de tels « trésors » ont suscité des problèmes que l’on peut trouver « cocasses » ou pathétiques. Quelques mois avant que Banksy n’ait commencé à mettre en œuvre son dernier projet à Bethléem, la police palestinienne a ainsi annoncé qu’elle avait réussi à démanteler à temps une opération visant à « démonter » la célèbre fresque de la petite fille fouillant le soldat israélien, sans doute pour qu’elle soit vendue à un riche collectionneur. La même chose s’était déjà produite à Gaza, où une famille qui avait vendu, pour 200 dollars, une porte métallique avec une autre intervention plastique s’était rendu compte, mais un peu tard, qu’elle s’était fait rouler par l’acquéreur. Certes, à l’intérieur du Walled Off Hotel, les œuvres ne risquent pas de disparaître et la direction réclame, de toute manière, une caution de 1 000 dollars à ses clients. Mais les problèmes liés à la valorisation insensée de cet art militant demeurent…

La dystopie du g(r)affeur (2/2) : Banksy et le Walled Off Hotel de BethléemEnfin, sur la question de la normalisation avec l’occupant sioniste (revenue sur le tapis après l’annulation de la visite à l’hôtel de Bethléem d’un célèbre DJ qui s’était déjà produit à Tel-Aviv), Banksy, là encore, ne peut faire sembler d’ignorer le problème. En effet, un de ces derniers projets, celui de l’anti-parc d’attraction Dismaland à l’automne 2015, avait déjà suscité une polémique assez violente avec l’un des nombreux  artistes arabes invités ; trois Syriens, un Égyptien et trois Palestiniens (voir cet intéressant article en anglais publié par Mada Masr). L’un de ces derniers, Shadi Alzaqzouq (شادي الزقزوق revenu à Gaza en 1998), avait énergiquement protesté lorsqu’il avait découvert, lors de l’inauguration, que son travail jouxtait celui d’artistes israéliens (trois également, sans doute pour respecter l’incontournable égalité entre les deux camps). Il avait alors recouvert une de ses œuvres d’un drap blanc sur lequel le public pouvait lire : RIP GAZA Boycott Israel. L’artiste, qui s’était mis en scène dans la situation d’un cadavre sous les yeux du public, avait été chassé de cette dystopique célébration du Disneyland étasunien.

Manifestement, sur la question palestinienne, le graffeur internationalement célèbre est donc aussi un redoutable gaffeur !


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