2 La série des Saint Jérôme

Publié le 24 mars 2017 par Albrecht

Pour bien comprendre ce qui est véritablement exceptionnel dans le Saint Jérôme de 1514, il est nécessaire de prendre un epeu de recul pour  passer en revue les gravures qui l’ont précédé : car pour ce coup de maître, Dürer n’en était pas à son coup d’essai.

Ce sera également l’occasion de nous familiariser, par ordre chronologique, avec les deux iconographies que Dürer a illustrées, en y ajoutant toute sa créativité  :

  • l’iconographie du Savant  : Saint Jérôme dans son étude.
  • l’iconographie de l’Ermite  : Saint Jérôme au désert


1492 : dans son étude : Saint Jérôme soignant

Saint Jérôme dans son étude
Dürer, 1492, Page de garde de l’édition des Lettres de Saint Jérôme

Du lit à la chaire  en passant par le lavabo, tout est agencé confortablement pour une vie consacrée à l’étude. Universellement célèbre, le Cardinal n’a pas besoin de sortir : c’est  l’extérieur qui vient lui rendre visite, comme le suggère la chaise vide en dessous de la fenêtre.

Cette toute première gravure, la seule dans laquelle le Saint n’est pas barbu,  comporte deux éléments très originaux, que Dürer ne reprendra plus jamais par la suite.

1) Le lion guéri

Le lion montre  sa patte avant droite au Saint, qui la retire à l’aide de ce qui semble être une de ses plumes :

le soin et le savoir usent du même instrument.

Nous reviendrons dans 5 Apologie de la Traduction sur cet épisode du lion guéri, et sur sa signification.

2) Le traducteur

Second élément exceptionnel  : avec une grande économie de moyen, Dürer rappelle l’oeuvre majeure de Saint Jérôme – la traduction en latin de la Bible, la Vulgate, corrigée des erreurs et ajouts en revenant aux sources hébraïques et grecques.

Sur le pupitre à écrire, on lit en latin les premiers mots du premier libre de la Genèse :

 In principio creavit Deus cælum et terram. 2 Terra autem erat inanis et vacua
Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. 2. Et la terre était informe et nue

Sur les pupitres à gauche et en haut, la même phrase en grec et en hébreux :

Ἐν ἀρχῇ ἐποίησεν ὁ θεὸς τὸν οὐρανὸν καὶ τὴν γῆν.
ἡ δὲ γῆ ἦν ἀόρατος καὶ ἀκατασκεύαστος.

Les huit thèmes


Si nous convenons de classer les objets selon huit thèmes, nous n’avons ici rien qui relève de la Pénitence ou du Mystère : la gravure est très éclectique, avec une prédominance d’objets liés à la Science ou à l’Ecriture.



1496 : au désert

Saint Jérôme pénitent
Dürer, 1496

La seconde iconographie de Saint Jérôme, née en  Italie, le représente en ermite dans le désert. Dürer est l’un des tout premiers à avoir introduit ce thème dans l’art du Nord.

La topographie

Le Saint est représenté à demi-nu, non pas dans le désert mais dans une sorte de cirque rocheux s’ouvrant à droite vers la mer.


Au fond, un autre effondrement dans la falaise monte jusqu’à l’ermitage et son clocher. Un  ricochet sur la tête du Saint nous fait passer de la croix glorieuse, publique, à la croix des macérations privées.

Tout est souffrance


En tête à tête avec le Saint, un crucifix minuscule est fichée en haut d’un tronc mort, dans lequel une sorte de chancre est incrusté. Un caillou est posé au premier plan à gauche, d’autres sortent du sol derrière le lion : le Saint en a ramassé un pour se frapper la poitrine, en imitation des douleurs du Christ.

Effondrement des falaises, chancre incrusté dans le bois, silex enkystés dans le sable : la nature aussi est souffrante, à l’image de la poitrine martelée, de la chair cloutée.

L’arbre mort

« L’association de l’arbre mort et du crucifix… exprime aussi bien la rédemption et le salut que la mort. Le signification de ce couple provient du symbolisme extensif de l’arbre, suggéré dans la Bible elle-même et dans les légendes qui mettent en relation l’Arbre de la Connaissance dans le Jardin d’Eden et le bois de la Croix. Par la Chute de l’Homme, l’Arbre de la Connaissance dont le fruit défendu fut mangé par Adam et Eve, devint l’Arbre de la Mort, leur faisant perdre leur immortalité, provoquant leur expulsion du Paradis et rendant nécessaire la mission rédemptrice du Christ. Selon les légendes médiévales, la croix de la crucifixion était réellement faite soit avec le bois de l’Arbre de la Connaissance, soit avec le bois provenant des trois graines de la pomme fatale qui avaient germé dans le crâne d’Adam.
Tandis que l’arbre vivant est un symbole familier de la résurrection à cause du renouvellement annuel de son feuillage, l’arbre mort charrie une accumulation plus complexe de significations. Du point de vue physique, il représente la Mort,  mais d’un point de vue spirituel, il peut aussi signifier la vie au travers de la mort. Car si la mort physique peut être vue comme la condition nécessaire de la vie éternelle, c’est seulement à travers le sacrifice du Christ sur le bois de la Croix – la contre-partie vivifiante de l’Arbre de Mort – que l’humanité a retrouvé son potentiel d’immortalité ». [1]

Saint Jérôme pénitent
Peinture de Hans Dürer, 1525-1530

Le fils d’Albrecht rendra explicite ce que son père avait seulement suggéré : l’arbuste sec, tortueux, épineux, matérialise la souffrance qui jaillit du crucifix vers Jérôme, au dessus du caillou de  pénitence. L’arbre vert qui se développe au dessus du lion guéri figure le redressement de l’humanité, derrière Jérôme, sous le regard du Christ.

Etrangement, l’inscription du cadre reprend le passage de Luc où Marie-Madeleine se prosterne aux pieds de Jésus :

[ Survint une femme de la ville, une pécheresse]. Elle avait appris que Jésus mangeait chez le pharisien, et elle apportait un vase précieux plein de parfum. Tout en pleurs, elle se tenait derrière lui, à ses pieds, et ses larmes mouillaient les pieds de Jésus. Elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers [et y versait le parfum]. Luc VII,37,38 et ecce mulier quae erat in civitate peccatrix ut cognovit quod accubuit in domo Pharisaei adtulit alabastrum unguenti et stans retro secus pedes eius lacrimis coepit rigare pedes eius et capillis capitis sui tergebat et osculabatur pedes eius et unguento unguebat

En prenant soin de caviarder le début et la fin du verset, l’artiste élimine la pècheresse et le parfum : toute choses que Jérôme aussi a abandonné pour le désert, ne gardant que l’humilité.

La glorification de la Vierge
Dürer, 1511

En 1511, on note une  apparition discrète dans la dernière gravure de la série consacrée à la Vie de la Vierge. Saint Jérôme est bien présent, identifiable par ses deux attributs les plus connus. Saurez-vous le repérer ?

Voir la réponse...

De part et d’autre de la colonne de gauche, on devine le lion et le cardinal, avec son chapeau dans le dos. .

1511 : dans son étude : Saint Jérôme lisant ou écrivant

Saint Jérôme dans son étude
Dürer, 1511

En vingt ans, quelle évolution ! La xylographie médiévale s’est transformée en une gravure sur bois d’une précision extrême et d’une réalisme achevé.


La perspective de la cellule voûtée est rigoureuse, le point de fuite est situé au niveau du chapelet, en dessous du regard du Saint : le spectateur est donc respectueusement assis un peu en contrebas, face au lion qui ne dort que d’un oeil.

Saint Jérôme dans son étude (esquisse, inversée)
Dürer, 1511

Il est intéressant de comparer la gravure  et le dessin préparatoire (ici retourné de droite à gauche). On note que la plupart des objets sont déjà présents dans l’étude, et positionnés au même emplacement. Ont été rajoutés  :

  • des accessoires de propreté : pot à eau retourné avec son goupillon posé dessus, peigne, grand ciseau à barbe et  fagot pour  balayer (à ne pas confondre avec le martinet posé à côté, qui sert à faire  pénitence ;
  • un détail sans importance dans une esquisse : les coussins
  • deux accessoires d’écriture : encrier, plume.

Dans l’esquisse Saint Jérôme lit ; dans la gravure il écrit.

Le point de fuite est moins précis que dans la gravure mais positionné à peu près au même endroit, à gauche du Saint.

La principale modification concerne le cadrage.  Dans l’esquisse, la cellule est installée à l’intérieur d’un édifice plus grand (une église ?), isolée par la cloison en bois et la barrière en treillis ; dans la gravure, le cadrage s’est décalé vers la droite (le lion du coup s’est décalé vers le saint), l’ouverture du fond a été supprimée et un grand rideau ferme la gravure sur la gauche : tout va dans le sens d’une plus grande intimité, d’une cellule autarcique munie de tout le nécessaire pour la vie matérielle et spirituelle.

L’esquisse aborde cinq thèmes seulement, avec une bonne moitié d’objets relatifs à la Science. Font aussi irruption dans l’iconographie du Savant deux objets de Pénitence échappés de l’iconographie de l’Ermite : la croix et le martinet.

La gravure couvre les sept thèmes avec une augmentation, comme nous l’avons déjà noté, du domaine de la Propreté.

1512 : au désert

Saint Jérôme pénitent
Dürer, 1511

Dans cette représentation apaisée, les objets de la Pénitence (l’arbre mort, le caillou) sont remplacés par ceux de l’Etude (le livre, l’encrier, le chapeau de cardinal posé sur le roc). Le dialogue entre le Saint et le Crucifix, non plus douloureux, mais inspiré, est matérialisé par l’anfractuosité circulaire du rocher, donnant à voir  un paysage paisible.

 

Saint Jérôme près d’un saule têtard (Saint Jerome Beside a Pollard Willow )
 Dürer, 1512

Dans cette image saisissante, aussi bien Saint Jérôme que son lion font corps avec les rochers qui  les englobent.  Echappent à cette pétrification la croix d’un côté, le saule têtard de l’autre, qui déploient leurs branches sur le ciel.



En regardant bien, nous voyons que devant le tronc du saule, au plus loin du ciel, se camoufle une souche morte,  l’arbre du Péché Universel [1].  La symétrie entre le Crucifix et le Saule fait privilégier l’interprétation doloriste : comme le Christ en Croix, Saint Jérôme au Désert et le Saule  connaissent la reviviscence par la douleur.

« Tout comme le saule têtard, Jérôme endure la souffrance continuelle, devenant plus fort par son abnégation, par l’«élagage» continu de ses désirs charnels. En compagnie de saule têtard, il endure les difficultés de la vie ascétique, et témoigne de la discipline et de la piété nécessaire pour résister à ses rigueurs. » [2]

Saint Jérôme près d’un saule têtard (Saint Jerome Beside a Pollard Willow)
Rembrandt, 1648

Inventée par Dürer, l’association du saule têtard avec la vie d’ermite deviendra courante au XVIIème siècle, comme le montre cette gravure de Rembrandt. Le saule est ici le sujet principal, écrasant le Saint par sa stature.

Plusieurs explications ont été avancées  [2] :

  • comme chez Dürer, le contrôle du corps par la souffrance, tout comme la croissance de l’arbre est contrôlée par la taille et l’amputation ;
  • le pouvoir guérisseur des ermites et le soulagement de la douleur (l’aspirine était au départ tiré de  l’écorce de saule ) ;
  • un symbole de la  résurrection, car une seule branche suffit à repiquer le saule ; de plus, la taille en têtard fait repartir les branches plus vigoureusement ;
  • l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal dans le jardin d’Eden (on voit  une branche qui refleurit au dessus du crâne d’Adam)  [1]

1514  : dans son étude Saint Jérôme écrivant


Saint Jérôme dans son étude
Dürer, 1514

La gravure de 1514 couvre tous les thèmes des gravures antérieures, en ajoutant quatre éléments jamais vus auparavant , sans lien apparent avec l’hagiographie de Jérôme et qui passent en général en dessous des radars des commentateurs :

  • le chien
  • le rectangle avec les lettres D et D
  • la calebasse pendue au plafond
  • le pupitre dans l’embrasure de la fenêtre.

Nous verrons qu’ils ont chacun une  explication singulière.



Vers 1520 : dans son étude : Saint Jérôme méditant

Saint Jérôme dans son étude
Dürer, date inconnue, Kupferstichkabinett-Berlin

Dernière de la série (réalisée probablement vers 1520), cette esquisse fusionne les deux thèmes, en installant dans le décor de l’Etude un Saint Jérôme à demi-nu en provenance directe du Désert.

Le motif du pot en étain et du gobelet fichés sur l’égouttoir semble une élaboration du pot à eau retourné avec son goupillon (1511 et 1514), pour signifier la Propreté.



On voit bien la relative sobriété de cette esquisse , qui aborde cinq thèmes seulement en faisant place égale à la Pénitence et à la Propreté, la Science comme toujours restant en tête.


Références : [1] Susan Donahue Kuretsky, « Rembrandt’s Tree Stump: An Iconographic Attribute of St. Jerome, » Art Bulletin 56 (1974): 517-80. http://www.jstor.org/stable/3049303 [2] Laurinda Dixon, « Privileged Piety: Melancholia and the Herbal Tradition, » JHNA 1:2 (Summer 2009), DOI: 10.5092/jhna.2009.1.2.1 http://www.jhna.org/index.php/past-issues/volume-1-issue-2/114-privileged-piety