Le peintre en son miroir : 2c L’Artiste comme fantôme

Publié le 28 mars 2017 par Albrecht

Au comble de la miniaturisation, l’artiste n’apparaît plus que comme une efflorescence fantomatique, un reflet sur des surfaces qui ne sont pas véritablement des miroirs : moins un autoportrait qu’une sorte de poinçon, un « watermark » quasi imperceptible attestant de sa virtuosité.

Cet artifice qui pourrait sembler sophistiqué est paradoxalement le plus archaïque : du temps où le peintre commence à peine à revendiquer son individualité.


La Madonne au chanoine van der Paele
Van Eyck, 1436, Groeninge Museum, Bruges

Le plus ancien exemple connu est cette silhouette en turban rouge, qui lève le bras devant ce qui pourrait être un chevalet. Elle se trouve à droite de Saint Georges, sur le bouclier qu’il porte en bandoulière. Il s’agirait de Van Eyck tenant son pinceau, tel qu’il apparaîtrait s’il se trouvait au centre en train de peindre le tableau.[1]

 


Comme l’avant de la cuirasse porte en divers points des reflets de la Vierge, il est très possible que l’Artiste, en se représentant humblement sur cette facette latérale, ait voulu témoigner de sa présence réelle devant la scène sacrée : issue non pas de son inspiration propre, mais d’une inspiration divine.


Saint Michel
Maître de Zafra, fin XVème, Prado, Madrid

Même inspiration pieuse  dans cet extraordinaire tableau d’un peintre actif en Estramadure vers la fin du XVème siècle, et dont nous ne connaissons pratiquement rien….

… sinon son reflet minuscule dans le globe de cristal de l’archange.

Ce qui rend ce tableau fascinant, c’est qu’il ne prétend pas  au réalisme : le dragon tirant la langue et le démon ailé, en bas et à droite de l’artiste, décalquent les monstres réels en bas et à droite de l’archange. Qu’il s’agisse d’un reflet dans un miroir bombé, ou d’une image virtuelle vue à travers une lentille sphérique, la composition  est impossible.

Entouré de démons, le peintre tenant son pinceau de la dextre et sa palette de la senestre s’identifie, en miniature,  à l’archange à l’épée et au bouclier. Sous prétexte d’un effet d’optique, il nous offre un effet mystique.


De même, l’ange volant en haut à droite du bouclier de l’archange se retrouve à la même place dans le reflet, avec son propre bouclier comportant une sphère identique, dans lequel un autre reflet est possible, et ainsi de suite.


De plus,  tous les anges volants portent un bouclier identique, démultipliant celui de l’Archange : comme si pour lutter contre tous ces montres difformes, la véritable arme n’était pas le tranchant de l’épée, mais le regard cristallin de  ces yeux angéliques.

Ainsi le génie bizarre du maître de Zarfa inaugure non seulement le thème de l‘artiste en miniature, mais aussi un double effet d’itération :

  • en  profondeur, par l’emboîtement  du  reflet à l’intérieur du reflet (voir L’effet Droste),
  • à plat, par la multiplication de figurines identiques.

 


Tête de Saint Jean Baptiste

Andrea Solario, 1507, Musée du Louvre, Paris [2]

Sur le pied, le peintre a apposé son visage doublement décapité.

Formellement, le bord de la table divise la composition en deux moitiés inverses :

  • sur fond noir, la tête dans la coupe ;
  • sur fond brun, les têtes sur le pied, qui est une sorte de petite coupe renversée.

Comme la tête du Saint est probablement un autoportrait de Solario, on peut dire que le Peintre s’est représenté doublement :

en tant que cadavre et en tant que fantôme.


Clara Peeters

Nature morte avec verre de Venise, verre de type Römer et bougie (Allégorie du Mariage) Coll
Clara Peeters, 1607, Collection privée.

Clara Peteers, dont l’importance a été redécouverte en 2016 lors de l’exposition du Prado, avait coutume de « signer » à l’aide d’un reflet de son visage. Compensation discrète pour une femme-peintre condamnée à la nature morte ?

Je vous laisse trouver ce reflet dans le tableau…

Voir la réponse...

Nature mort avec fleurs, coupe dorée, fruits secs, gâteaux, petis pains, verre de vin et pot en étain
(Bodegon con flores, copa de plata dorada, frutos secos, dulces, panecillos, vino y jarra de peltreà)
Clara Peeters 1611, Prado, Madrid

C’est sur le pot en étain que Clara s’est représentée tête-bêche, à côté du reflet de la fenêtre.

 



Nature mort avec fleurs, coupes dorées, pièces de monnaie et coquilles
(Bodegon con flores, copas doradas, monedas y conchas)
Clara Peeters, 1611, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe


Sans doute le reflet le plus net de l’artiste avec sa palette.



Nature mort avec poisson, écumoire,artichauts, ,crabes et crevettes
(Bodegón con pescado, vela, alcachofas, cangrejos y gambas)
Clara Peeters, vers 1611, Prado, Madrid

Vous trouverez en explorant cette image le reflet de Clara sur le couvercle du pichet.



Nature mort avec fromages, amandes et bretzels
Clara Peeters, vers 1615, Royal Picture Gallery, Mauritshuis, La Haye

Même emplacement du reflet. A noter aussi le couteau personnel de Clara, gravé à son nom, avec deux figurines de Vertus : FIDES (la Foi) et TEMPOR (la Tempérance).



Nature mort avec carafon à vin en argent (détail)
Abraham Van Beyeren, 1660-1666, Cleveland Museum of Art

Dans la droite ligne de Clara Peeters, l’artiste s’est représenté en train de peindre à son chevalet

 

En se basant sur le bord de la desserte et le reflet de l’assiette en argent avec sa pêche, on vérifie que l’oeil de l’artiste est correctement positionné au point de fuite.


L’Oeil
Escher, 1946

« Pupille » vient du latin « pupula », petite fille. A côté du reflet lumineux de la fenêtre, plus que jamais ouverte sur l’au-delà, L’oeil d’Escher condense à l’extrême le thème de la Jeune Fille et la Mort.


Références : [1] « Reflections in Armor in the Canon Van de Paele Madonna », David G. Carter, The Art Bulletin, Vol. 36, No. 1 (Mar., 1954), pp. 60-62 http://www.jstor.org/stable/3047530 [2] Traduction du texte du cadre : « Alors que j’étais encore dans le ventre maternel, j’ai reconnu le Christ caché dans le ventre de la Vierge ; après qu’il eut paru, je l’ai lavé et moi-même, prophète de la rédemption future, lavé par mon sang, j’ai ratifié le témoignage de la Foi. »
Sur le plat, il y avait aussi une inscription : INTER MATOS MULIERUM NON SURREXIT MAIOR JOHANNE BAPTISTA… « Parmi ceux qui sont nés de femmes, il n’en est point paru de plus grand que Jean-Baptiste »… Evangile selon Saint Matthieu.