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Le « roman national » arabe et ses médias : un rêve impossible ?

Publié le 12 avril 2017 par Gonzo

Dans la partie du monde qui m’intéresse dans ces billets, les choses vont si mal que je n’ai pas le cœur de me plonger dans un de mes commentaires habituels. Si je le faisais, j’aurais peur de donner l’impression que je passe sous silence le drame des coptes égyptiens (et des Egyptiens en général), celui des Syriens, des Yéménites, des Libyens, des Irakiens, des Bahreinis, pour s’en tenir à ces seuls exemples.

Je mets tout de même en ligne l’extrait d’un texte publié par la revue Vacarme (n°76, été 2016). La totalité de l’article se trouve bien entendu dans la revue, qu’il faut soutenir, et, à défaut, sur le portail HAL-archives ouvertes, ici.

(…) Les médiations techniques du roman national arabe

En revanche, toute la seconde partie du xxe siècle peut-être analysée, du point de vue de la scène médiatique arabophone, comme une série de solutions réanimant, même provisoirement, la circulation des idées nécessaires au roman national arabe. Symboliquement, les contraintes
entravant les échanges entre les pays de la région furent une première fois levées au temps de l’arabisme triomphant. Alors que la figure de Nasser emplissait toute la scène politique régionale et même internationale, l’utilisation d’un nouveau média, la radio, permit à nouveau le partage du « rêve arabe ». Venue du Caire, celle que l’on appelait la Voix des Arabes (Sawt al-‘Arab) s’adressait à tous les membres de la nation. Bien au-delà de l’espace national égyptien par conséquent, même si ce message était plus souvent qu’à son tour diffusé en dialecte local, à l’image de la plupart des discours du raïs d’ailleurs (à cette différence près que l’égyptien, grâce à la diffusion auprès du large public de ses productions culturelles, était presque devenu, pour nombre d’auditeurs, une sorte de seconde langue nationale).

La défaite de 1967 vint briser, sur le plan politique, une dynamique que la création des chaînes nationales, à diffusion hertzienne à l’époque, redoubla sur le plan médiatique. À nouveau,le roman national arabe se heurta aux frontières étatiques, à un moment où il subissait la concurrence de plus en plus affirmée de l’islamisme politique. Néanmoins, une brèche fut ouverte dans cette nouvelle clôture par les avancées techniques réalisées dans le stockage du son, en l’occurrence la diffusion massive de la cassette audio qui joua par ailleurs un rôle si important dans la révolution iranienne de 1979. Mais, précisément, cette nouvelle possibilité de circulation transnationale profita davantage aux acteurs de l’islam politique, dont la propagande, largement oralisée, résonnait favorablement aux oreilles d’un public familier du registre religieux. De leur côté, les soutiens du nationalisme, ultimes héritiers d’un roman national dévalué politiquement, restaient fidèles à la rhétorique qui les avaient si bien servi jusqu’alors, sans comprendre qu’ils avaient perdu bien souvent l’appui des appareils d’État, et sans avoir gagné celui des nouveaux publics arrivés à l’écrit grâce aux progrès de l’éducation.

La décennie suivante, celle des années 1980, vit une autre avancée technique, celle de la composition électronique et de la transmission numérique des données. L’association de l’une et de l’autre permit à la presse arabe d’effacer les barrières politiques qui avaient entravé la marche de son développement, en lui permettant de renouer avec les promesses de la Renaissance arabe. Différents journaux (Al-Hayat, Al-Sharq al-awsat, Al-Quds al-‘arabi, Al-Qabas…) furent alors créés à l’étranger (Londres en l’occurrence), en dehors du monde arabe et à l’écart de ses susceptibilités étatiques par conséquent, mais en gardant la possibilité, par le biais d’éditions électroniques locales, de s’adresser simultanément à l’ensemble du public arabophone. Pour autant, c’était toujours une partie restreinte de la nation à qui s’adressaient ces nouveaux médias transnationaux car leur diffusion restait doublement limitée : d’une part, en raison de l’obstacle de la langue écrite, fidèle aux canons traditionnels, même si cet obstacle était moins infranchissable qu’au début du siècle pour un nombre toujours plus grand de lecteurs potentiels ; de l’autre, par celui du coût, particulièrement élevé pour ce type de presse, dès lors réservée à une élite urbaine très réduite.

L’apparition des premières chaînes satellitaires, quelques années plus tard, entraîna une nouvelle modification radicale des données. En dépit des résistances des États, alarmés de se voir privés de leur monopole sur la diffusion télévisée, ce type de diffusion, inauguré pour le monde arabe en 1991 avec la chaîne généraliste saoudienne MBC, devait connaître une montée en puissance qu’illustra, quelques années plus tard, le phénoménal succès d’Al-Jazeera à partir de 1996. Particulièrement remarquable, en particulier à ses débuts, au regard de la médiocrité de l’offre télévisée arabophone, la chaîne qatarie suscita d’autant plus l’adhésion du public qu’elle était la première à s’être largement affranchie de la plupart des contraintes qui, jusqu’alors, avait empêché les médias locaux d’être à la hauteur des ambitions du « rêve arabe » : la réception par satellite assurait une couverture à l’échelle de la nation, la diffusion télévisée facilitait considérablement la perception d’un discours utilisant (mais pas exclusivement, en particulier dans les talk shows) l’arabe standard, par ailleurs de mieux en mieux perçu grâce aux progrès de la scolarisation, tandis que les contraintes financières étaient inexistantes grâce au « mécénat » de l’Émirat du Qatar, par ailleurs bien décidé, en réunissant les meilleurs professionnels de tous les pays arabes, à s’imposer comme une grande puissance régionale.

Mais précisément, les ambitions de l’Émirat devaient nécessairement aller à l’encontre du positionnement initial d’une chaîne en quelque sorte au service de la nation arabe : plus le poids stratégique du Qatar se confirmait et moins Al-Jazeera pouvait prétendre incarner « la voix des Arabes ». Structurelle, la tension entre ces deux pôles est devenue telle, à partir des événements de l’année 2011 notamment, que l’aura de la chaîne a commencé à diminuer, de manière irréversible peut-on penser. En réalité chaîne satellite d’un État, en dépit de son statut fictivement privé, Al-Jazeera avait pu lever, durant un temps en tout cas, la plupart des contraintes qui n’avaient cessé de peser sur la médiatisation du roman national arabe. À l’exception d’une, à tout le moins, celle qui s’opposait à ce qu’une capitale périphérique – Doha en l’occurrence, quelle que soit sa richesse – puisse incarner le « cœur battant de l’arabité » (ce qui n’était pas aussi impossible pour Le Caire, au temps de Nasser).

En l’absence d’une « capitale » arabe reconnue par l’ensemble des acteurs concernés (même si, parmi celles qui n’ont pas été détruites par la guerre, ils s’en trouvent qui s’imaginent mériter ce titre…), les techniques numériques ont apporté une solution : faute d’un seul lieu central d’émission rayonnant dans toute la région, il reste toujours possible, grâce au développement d’internet, d’imaginer un roman national arabe qui se diffuse de manière réticulaire, par une constellation d’acteurs utilisant les multiples réseaux sociaux qui ont pris une importance considérable depuis au moins une décennie. Inexistants ou presque comme fait social au passage du millénaire, les internautes arabes sont toujours plus nombreux, au point de représenter dans peu de temps (2018) plus de la moitié de la population totale. Une telle évolution a pu faire croire trop facilement à des bouleversements immédiats sur le plan politique, ce qui n’exclut pas, loin de là, que le regard que le monde arabe porte sur lui-même soit profondément changé par cette nouvelle forme de communication (tout comme l’irruption de l’imprimé a étroitement participé à la fabrique de son histoire moderne, il y a un siècle et demi de cela). De fait, si l’on peut estimer, surtout rétrospectivement, que les soulèvements dans de nombreux pays de la région en 2011 ne méritaient pas forcément le nom de « printemps », rien n’est venu contredire le qualificatif d’« arabe » qu’on leur a apposé. Les destinées, presque toujours négatives, qu’ont connu ces mouvements n’ôtent rien au fait qu’ils témoignent à leur façon, de par la manière dont ils se sont influencés les uns les autres, de la capacité des nouveaux médias à prendre en charge et à relayer le rêve d’un roman national arabe. Rêve qui reste encore à construire…


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