"Je suis comme une harpe éolienne
qui rend quelques beaux sons,
mais qui n'exécute aucun air;
Aucun vent constant n'a soufflé sur moi."
Joseph Joubert
Après lui descendit le chevelu Orfée,
qui tenait en ses mains une harpe étoffée
de deux coudes d'ivoire, où par rangs se tenaient
les cordes, qui d'en haut inégales venaient
à bas l'une après l'autre en biais chevillées."
Ronsart
"Que dire sinon qu’elle était belle et que notre amour ne fut pas possible? Je me rappellerai toujours l’expression de cet ami togolais, lui aussi abonné aux amours impossibles, lorsqu’il la vit débarquer dans le séminaire de littérature comparée à la Sorbonne. C’était un de ces après-midi d’automne pluvieux où le gris du ciel le dispute à l’humidité et au sourire éteint des Parisiens. Ouh là là! qu’elle est belle! Pour arracher pareil commentaire à mon ami, fallait vraiment planer au-dessus de la moyenne. Sinon, son éternelle pudeur prenait le dessus. Parfois même, je me demande s’il voyait le soleil qui s’allumait dans les yeux des filles. Dans leur rire engageant. Dans leurs fesses que l’hiver elles cachaient sous d’épais pull-overs et dévoilaient au printemps. Lors, seuls la politique et la littérature l’intéressaient. Il pouvait passer des heures entières à dégoiser de l’un et l’autre sujet. Son regard s’éclairant ou se fermant selon le thème abordé. Et ce rire candide, chaud comme la nostalgie du pays natal, ponctuant ses propos hachés. Je lui emboîtais souvent le pas. De gaieté de cœur ou non. Nous redessinions alors la carte politique du monde. Et nos rêves s’envolaient, légers, dans les couloirs vétustes de la Sorbonne.
Cet après-midi-là pourtant, la phrase de mon ami resta suspendue dans l’air. Comme l’arrêt soudain d’une giboulée tropicale. Et au bout de quelques secondes, durant lesquelles on pouvait voir frémir sa luette, ce cri du cœur: Ouh la la! qu’elle est belle! Elle portait un tailleur-pantalon beige en lin. De longs cheveux frisés lui tombaient en désordre sur les épaules. Une serviette en cuir marron bourrée à craquer de livres à la main droite et un sac à l’épaule gauche achevaient de lui donner une allure d’enseignante modèle. Profession qu’elle abhorrait mais exerçait avec tout son sérieux. Le temps de se décider sur l’avenir. Histoire aussi d’apporter sa contribution à la famille de neuf enfants et de donner un coup de main à ceux de là-bas. Pour elle, je le saurais plus tard, la générosité et la solidarité n’étaient pas que vains mots.
Je ne le savais pas encore, mais je l’aimais. Je le sus plus tard. Quand je lus dans ses yeux froids et tristes en même temps que tout était irrémédiablement fini entre nous. Quand j’éclatai en sanglots dans ses bras. Moi le macho à qui on ne la fait pas. Qu’elle me consola comme elle l’aurait fait pour un frère. Pis, pour n’importe quelle âme en peine. Elle m’avait aimé bien avant. Plus que tout. Plus que les tabous familiaux et les interdits sociaux qu’elle avait été prête d’ailleurs à balancer d’un revers de main. Et puis marcher droit devant elle. Pour venir me rejoindre sur le chemin vaste de l’amour. Ses rêves en bandoulière. Comme des guirlandes orphelines accrochées à l’asphalte de la grande ville. Elle m’aimait… jusqu’au sacrifice. Mais c’était trop me donner. Je lui offris en échange un silence gêné. Laissant les bruits du dehors reprendre possession de l’air. De la chambre exiguë où on échangeait toute la tendresse de notre quart de siècle. Moi juste un peu plus. Elle un peu moins. Je ne vis pas la déception ce jour-là ternir son sourire si rare. Des couilles. Voilà ce qui te manque, mec. C’est la voix du lutin. Celui qui m’accompagne partout, ramené du plus lointain du temps. Des luttes sans merci entre gamins du quartier. Où il fallait en avoir. Où on ne jetait l’éponge tant que l’autre n’avait pas littéralement mordu la poussière. Des couilles, mec. Voilà ce qui te manque. Qui m’a manqué. Rectification. Aujourd’hui je remuerais ciel et terre pour la retrouver. Lui dire les mots et les actes qui me firent défaut.
Pourquoi était-elle Berbère? Pourquoi suis-je moi? Avec qui pis est une tendance judaïque très prononcée, pour avoir observé le shabbat toute mon enfance et toute mon adolescence. Alors que je n’étais pas juif. Alors que je n’étais même plus croyant. Mais ça c’est une autre histoire qu’elle connaissait par cœur. Parce que je lui en avais parlé de la Table de la Loi et autres traversées du désert qui jouèrent avec mon enfance caraïbe. Je lui racontai également le séjour avec Jonas dans le ventre de la baleine. Car il m’était arrivé à moi aussi de désobéir à Yahwé. D’ailleurs ce n’était pas sans remords que je la fréquentais. Elle la pucelle. Quand mon esprit et mon corps portaient les cicatrices de tant de guerres amoureuses. Je n’avais aucun projet clair en tête. Pour elle. Pour nous. N’étais-je pas en train d’abuser d’elle? De son innocence? De sa générosité qui savait terrasser l’angoisse des fins comme des débuts de mois? Et elle m’écoutait lui dire qu’un jour peut-être je retrouverais la foi. Ça ferait plaisir à ma mère. Ça la rassurerait de me savoir sous la houlette de l’Éternel. Même lorsque je marcherais dans la vallée de l’ombre de la mort, elle ne craindrait aucun mal. Ma grand-mère elle s’en fichait comme de ses dernières dents. Pourvu que je sois heureux d’être là. Debout dans le monde. Toujours prêt à planter mon appétit dans la vie comme dans un gros morceau de pain chaud. Ce qu’elle n’aimait pas, c’était les chiens battus. Au visage triste à pleurer et à faire pleurer les autres. Si jamais tu t’amenais en larmes à la maison, après avoir bataillé avec un camarade, elle ne te laissait pas entrer. T’administrait dans le cas contraire une sévère raclée. Accompagnée des deux leçons qui te résonnaient dans la tête comme d’étranges commandements. Toujours rendre coup pour coup. Apporter de la joie au monde. Voilà ce que disait ma grand-mère. La loi du Talion. D’où sa préférence pour l’Ancien Testament que de grosses lunettes d’écaille amputées d’une branche l’aidaient au moindre temps libre à talmuder. Le Nouveau Testament était interdit de séjour sous son toit.
Voilà ce que disait ma grand-mère. Inch’Allah ponctuait-elle. Elle aimait m’entendre parler de ma grand-mère. À cause de la sienne sans doute. Qu’elle avait connue lors de son unique voyage là-bas et qui préférait le massage des cailloux sous ses pieds à l’étroitesse d’une paire de chaussures. Pour voir aussi mes yeux pétiller. Comme des feux de bengale qu’elle disait. Tu te rends pas compte. Quand tu parles de ta grand-mère, je te promets, tu redeviens gamin. C’est bon signe, non? Car faut être un peu gamin pour avoir la foi. Je lui enviais la sienne. Solide comme l’amour maternel. Un jour peut-être je lui disais je marcherai à tes côtés. Je retraverserai le monde juché sur la Torah. Je serai un Falasha un Loubavitch et j’irai couler la vie à Mea’sharim. En plein cœur de Jérusalem. Dans l’attente du Messie. Et je chantais Yeeerushalayim je t’aime. Elle m’écoutait et répondait Inch’Allah! Elle m’écoutait et continuait à m’aimer. Sans la foi. Avec mes rêves de Juif manqué.
Cette histoire, c’était hier. Lors elle m’aimait encore. Du plus profond de ses viscères. De toute son âme en douce et discrète rébellion. Contre sa famille. La France. Là-bas. La sainte trilogie à l’origine de ses rares débordements. Aujourd’hui, quand je raconte aux amis, aux ombres d’un soir de blues noyées dans les mêmes vapeurs d’alcool que moi, quand je leur raconte que j’ai connu l’amour, le vrai, ils me regardent de travers et passent leur chemin. L’un d’eux me dit un soir: retourne d’où tu viens mon mec tu t’es trompé de siècle. Qu’est-ce que le siècle avait à voir là-dedans? Qu’est-ce que les quelques années qui nous séparaient du troisième millénaire venaient chercher dans les baisers échangés à l’abri d’une salle de cinéma? Dans nos mains qui se cherchaient fiévreusement sous la table des cafés? De peur disait-elle qu’on se fasse choper par un grand frère ou un ami de la famille qui irait fayoter après. Dans nos ébats clandestins sous les couvertures de mon lit d’étudiant? Dans son corps tremblant de peur et de plaisir mêlés sous mes caresses improvisées? Dans mon sexe qui des mois durant s’arrêtait au bord du sien, l’effleurait sans oser y pénétrer. Qui était le chat? Et qui la souris? Je te fais confiance, qu’elle disait. Et mon élan épousait la sagesse d’un vieux mollah. C’était ma manière à moi de la protéger. De l’aimer sans doute. Mais je ne le savais pas encore.
* * * La foule grouille dans tous les sens. Elle me traverse sans me voir. Je suis une ombre. Elle me marche dessus. Me piétine. Comme un vulgaire insecte. Les gens vont et viennent. Ceux qui arrivent. Qui partent. Pressés de retrouver leur foyer. Écrasés de fatigue et de mal être. Se télescopent en grommelant tout juste un mot d’excuse. Comme s’il leur en coûtait. Quelques personnes attendent sagement dans un coin de la gare. D’autres montrent des signes d’impatience. Ils regardent leur montre, agités. Au milieu de ce fourmillement babélique, accoudés à un bar, des hommes, des apprentis clochards sans doute vu la rougeur grumeleuse de leur nez. L’un d’eux sirote une bière. La mousse blanchâtre lui colle à la moustache. Ajoutant une note d’humour à ce faciès sans expression.
Je regarde, hébété, les gens, les objets. Les trains qui démarrent ou entrent en gare. Depuis deux heures que je suis là. Deux jours. Une semaine. Peut-être un mois. Tous les après-midi dans cette gare Saint-Lazare. À l’attendre. Ou plutôt à espérer qu’elle passe là. Parmi la foule. Et me voie. Je ne lui dirais pas que je l’ai attendue tout ce temps. Pour ne pas me faire rire au nez. Non, ce n’est pas son genre. De toute façon, me ferait-elle observer, on ne peut plus rien réparer. Un peu sarcastique. Ce n’est pas son genre non plus. Un nuage de dureté dans le regard. Mais pas dans la voix. Elle a toujours eu une voix très douce. Quasi maternelle. Qu’est-ce que je lui dirais si elle surgissait là, devant moi? Ou plutôt quelle serait sa réaction si elle me voyait là? Le cœur en berne. Moi le guerrier de tant de batailles passées et à venir. Je suis désolée, mais je ne veux pas perdre mon train. Son obsession. Elle habite la grande banlieue. Chez ses parents (est-ce qu’elle y vit encore?). Qui connaissent son emploi du temps mieux qu’une secrétaire de PDG celui de son patron. Elle jetterait peut-être un dernier regard par-dessus son épaule avant de sauter dans le train. Pour être à l’heure chez elle. CHEZ ELLE. Dans les Yvelines, qu’elle disait. Et elle égrenait un chapelet de localités inconnues à mes oreilles d’apprenti parigot. Mantes qui n’était pas toujours jolie. Le Val-Fourré. Ses soixante-dix ethnies et autant de confessions. Allez savoir où était fourré ce bled qu’elle rejoignait en courant. Pour ne pas rater son train. À une certaine heure, les trains se font rares. Elle laissait toujours l’impression de partir pour une contrée lointaine. Si loin en tout cas de Paris et de ses mœurs.
À part ça, je n’ai jamais su où elle habitait. Ce n’était pas possible. J’aurais voulu pourtant. Aimé même, je crois. Peut-être que, maintenant, elle serait là à prendre un verre avec moi. M’interdisant de boire de la bière. À cause de ton hernie hiatale, tu le sais bien. Et me choisirait d’office une verveine. En plus ça aide la digestion. Pas de thé à la menthe. Du moins pas cet affreux breuvage qu’on sert dans les bars. Le vrai thé à la menthe a bien meilleur goût. Un jour, je t’en ferai goûter. Le lendemain elle débarquait dans ma piaule. Armée de menthe fraîche de thé noir de dattes et de pâtisseries qu’elle avait préparées la veille. Ma préférence allait aux makroud et aux cornes de gazelle. Alors elle m’en gavait. Maternelle. Jusqu’à m’en provoquer une indigestion. Tu dois te remplumer qu’elle disait. Tu flottes dans ton pantalon. Si tu voyais mes frangins. De vrais rugbymen. Et elle m’enfonçait la moitié d’un cheveu d’ange dans la bouche.
Une vieille dame me demande son chemin. Je redescends sur terre. La gare est un tantinet clairsemée. Il doit être plus de vingt heures. Vingt et une heures. Déjà. Elle ne passera pas par là. Pas aujourd’hui. Elle ne peut être dans la rue à cette heure. Je longe le long couloir du métro. Une adolescente tente de refiler ses dernières gerbes de fleurs aux rares passants. J’en prends une. Comme ça. Je ne lui avais jamais offert de fleurs. Ça non plus ce n’était pas possible. Elle n’aurait pas pu les amener à la maison. Je regarde les roses un brin fanées. Je les offrirai à la première femme qui passe. Qui me croira peut-être fou. Ou que je cherche la drague. Avec quel courage pourrais-je remorquer aujourd’hui? Si elle n’en veut pas, je les laisserai dans le métro. Bien en vue. Quelqu’un les ramassera. Une femme esseulée dans cette ville trop grande. À qui jamais personne n’a offert de fleurs et qui les recueillerait pour se croire désirée. Un homme peut-être pour les donner à sa petite amie. Ça me ferait plaisir ce soir de rendre quelqu’un heureux.
* * * Le lit maculé de sang. Du sang vif de sa virginité. Pour elle pour notre honneur aucun drap blanc ne serait suspendu à la fenêtre. Offert au regard avide des commères du petit village familial. À celui faussement indifférent des hommes. Je la tiens dans mes bras. Elle tremble. Elle pleure. Te rends-tu compte de ce que nous avons fait? Bien sûr que je m’en rendais compte. Mais sur le coup, je ne parlai pas. De peur de la froisser avec des mots qui n’auraient aucun sens en pareille circonstance. Qui ne diraient surtout pas l’étrange enchantement de cet après-midi de printemps. Des oisillons sortis d’on ne sait où s’ébattent sur le rebord de la fenêtre. Gazouillent. Troquent leur bec en un jeu léger et plaisant comme seuls connaissent les oiseaux qui commencent à peine à voler la vie. L’un d’eux sautille à reculons poursuivi par son comparse. Dans le ciel le soleil joue à cache-cache avec les nuages. Traverse de temps en temps leur épaisse couche neigeuse. Passe par les rideaux entrebâillés pour venir baigner de lumière la petite chambre du sixième étage.
Un drôle de sentiment l’habitait, fait d’angoisse et de joie. L’ivresse de s’être donnée à l’homme qu’elle aimait. Elle m’y avait encouragé. Par son innocence. Par sa nudité aussi qui s’accordait trop bien au rythme de mon corps. On avait longtemps dansé sur cet air-là. Un air d’antan et d’ailleurs à la fois. Elle s’y accrochait sans trop savoir pourquoi. Sans trop y croire non plus. Mais il valait mieux ne pas en discuter avec elle. Des arguments solides de khâgneuse venaient bousculer l’irrationalité de nos désirs. Jusqu’à ce jour où elle sentit sans doute l’urgence de mon sang. Où elle me dit tu peux y aller. Je suis prête. Avant de fermer les yeux et de serrer les dents. Le corps raidi. Pareil à celui de l’agneau à la vue du hachoir. Ses jambes étaient restées soudées l’une à l’autre. Comme si elle eût ignoré le geste animal de la copulation. Je la caressai longtemps. Sans faire cas de l’injonction. Jusqu’à ce qu’elle rouvre les yeux et me demande si je n’avais plus envie d’elle. Si je satisfaisais mes instincts ailleurs. Avec une autre. Je ne suis pas sûr que tu le veuilles vraiment ma gazelle que je lui répondis. Vas-y je te dis. Un timbre d’une agressivité peu coutumière chez elle. Jusqu’au braillement du muezzin du haut du minaret tout proche. Qui la fit sourire. Mektoub dit-elle. Si elle avait été catho elle aurait sûrement fait le signe de la croix. Et elle écarta les jambes. Soudain détendue.
En cet après-midi de printemps elle me fit don d’un quart de siècle d’éducation. De lien avec ses parents. De ces derniers avec la culture de là-bas. Elle se donna si fort qu’elle se mit à trembler. Son corps pris de brèves convulsions. Au dehors le soleil a déjà disparu. Les oisillons avec. Les lampadaires tardent à s’allumer. La lune et les étoiles aussi. Le ciel paraît enveloppé dans un lourd linceul de jais. Elle continue de trembler. Je remonte la couverture sur sa frêle nudité. L’effleure sans le vouloir. Elle frissonne. Je la recouvre alors de baisers. Qui viennent se mêler à ses larmes. Ma langue telle une éponge. Je m’abreuve de ses pleurs. De sa sueur. De sa douce confusion. Je sens la pointe de ses seins se durcir sous ma poitrine. Son ventre brûlant sous le mien. Son bassin qui se réveille. M’accueille. Avec moins d’angoisse cette fois-ci. Ses jambes se nouent aux miennes. Ses reins ondulent. Timides. Son ventre danse. Retrouvant des gestes ancestraux. Elle m’étreint. Comme en transe. Comme après elle jamais aucune femme ne m’enlacera. Je retombe épuisé à ses côtés. J’avais mordu à pleine bouche dans la vie. Dans sa vie. Je me dis au fond de moi tu ne mérites pas autant vieux. Si fort qu’elle m’entend et se remet à pleurer. Alors tu m’aimes pas tout de bon? Bien sûr que je l’aime. Que je t’aime. Le sais-je vraiment? Je sais néanmoins comment ne pas gâcher l’instant. Habibi lui dis-je en la prenant dans mes bras. Elle sourit. Et mon sang qui s’embrase à nouveau.
Le temps nous a rattrapés. On s’éjecte du lit. Moi le premier. Mes yeux tombent sur le bleu du drap devenu noir de sang. Du sang de sa virginité. Une tache gribouillée comme un dessin de gosse. Je la traîne à la douche. C’est la première fois qu’elle se trouve entièrement nue, comme ça. Debout devant moi. D’instinct, elle porte les mains à la poitrine. Se protège les seins dans un ultime geste de pudeur. Je souris comme pour dire: tu crois que c’est nécessaire après ce qu’on vient de faire? Tu es ma femme, maintenant. Il ne doit plus y avoir cette pudeur entre nous. Je m’approche d’elle pour la laver. Elle me tourne le dos. L’eau coule le long de sa colonne vertébrale. Je fais glisser le savon entre les seins. Les caresse au passage. Promène la main sur le pubis aux poils courts drus et soyeux. Elle rigole profiteur ça ne fait pas partie du jeu. Elle n’a pas fini que, déjà, armé d’une grande serviette de bain, j’entreprends de lui sécher le corps. Elle se retourne, me regarde et esquisse un sourire mêlé de gêne.
Il faut se dépêcher. Surtout ne pas rater le train qui la ramènera à la maison à une heure raisonnable. Sa grosse serviette en cuir toujours pleine à craquer de livres lui fait traîner les pas. Je l’attrape. On court main dans la main. S’enfonce non sans peine dans le métro bondé tel un boa ayant fait bombance. On se tient debout l’un en face de l’autre. Moi sur mon nuage tout rose. Elle les yeux perdus dans le vide. Sans doute se pose-t-elle mille questions. Ses parents vont-elle le savoir quand ils l’auront vue? Comment devra-t-elle marcher pour le leur cacher? Je l’embrasse sur les quais sans qu’elle se refuse. Petite révolution pour les deux. Elle n’a pas eu peur de se faire reconnaître par un voisin ou un membre de la famille qui rentrerait à la même heure. Je n’avais jamais embrassé une fille en pleine rue auparavant. Sur un quai de gare qui pis est. Une vieille habitude ramenée de mon éducation. Ces choses-là ne se font pas en public. On n’est pas des chiens.
* * * Que d’attouchements depuis ce jour. Que de baisers de sourires croisés au cours du séminaire. D’inlassables palabres entre deux cours au bout du corridor. Sous l’œil complice de l’ami togolais. Qui se mêlait parfois à la conversation. Lui coulait des regards ébaubis d’admiration. Avant de me prendre en aparté. T’en as de la chance disait-il. Tu te rends compte? Un pauvre nègre comme toi. Et Paris fut vaste de découvertes à la mesure de son innocence. À la mesure de ma folie. Une palette d’où disparut le gris des lentes pluies monotones. L’antipathie des garçons de café. Notre amour peignit de faces hilares les couloirs du métro. De rires éclatants comme des grenades mûres au soleil. Le fleuve enjambait par moments les quais coursant notre bonheur. Mais il se fourvoyait dans les rues sous les pieds médusés des passants. Lors je sus aussi que Paris était beau parce qu’il y a toujours un banc public ou un square pour héberger les conversations sans fin des amants. Leurs baisers hésitants. Leurs mains et leurs regards qui se mêlent. Confluent en un même élan gros de retenue.
Que de caresses échangées depuis ce jour-là. Qui s’arrêtaient toujours sur le seuil de la nuit ou du week-end. Et me firent retrouver ô paradoxe mon âme d’abeille. Non sans résipiscence à vrai dire. Comme lorsqu’une mauvaise pensée prend racine dans ta tête à coups d’insomnie. Je résistai pourtant. De toute ma force de chien esseulé sur la grand-route. Je ne pouvais pas faire ça. Pas à elle. Qui était prête à renier la terre entière pour moi. Foyer. Famille. Éducation. Prête à affronter l’incertain. Le regard en biais des autres aussi sur ce drôle de couple. Mais elle déclina ma proposition d’aller parler à ses parents. Ils ne comprendraient pas dit-elle. Préférait la solution radicale. Brûler les ponts. S’en aller sans se retourner. Ce qu’elle fit quand elle sut pour l’autre. Quand j’éclatai en sanglots dans ses bras. Moi le macho à qui on ne la fait pas. Qui portait dans le coeur les stigmates de tant de guerres passées et à venir.
Finis depuis nos rires en canon dans les rues de Paris. Fini leur éclat qui reverdissait l’automne. Finies les longues attentes dans l’éventualité d’un appel. Dans l’espoir qu’elle ait réussi à déjouer l’attention de la famille. Que celle-ci se soit éloignée la laissant seule à la maison. Ou qu’elle soit partie faire une course et en ait profité pour m’appeler. Du jour au lendemain je ne sus plus rien d’elle. Ni de ses baisers de fillette. Ni de son corps qui ondulait timide sous le mien. Ni du Val-Fourré autre que ce qu’on montrait à la télévision. Quand de jeunes désœuvrés flambent un commerce ou une voiture. Confondent le béton amer de leur quartier avec les vertes prairies de Manitou. Et se lancent dans un rodéo souvent sanglant. Pourchassés par les flics. Quand je n’avais pas un sou pour partir en vacances. Que la foule bagarrée de Belleville représentait le seul paysage exotique de mon été. De son passage dans ma vie je n’ai gardé qu’un petit voilier en bois qu’elle m’avait ramené de rares vacances à la mer avec sa famille. Et des souvenirs qui remontent par instants. Tantôt indécis comme un filet d’eau traversant le sable. Tantôt fort comme des sanglots d’homme.
* * * Finalement le temps n’arrange jamais rien à rien. Ne résout aucun problème. Pas plus qu’il ne cicatrise de blessure. Plus on s’éloigne d’un fait plus il s’agrandit à nos yeux. Plus il devient encombrant aussi. Jamais pourtant on n’arrive à le toucher. Je le comprends maintenant. Combien d’années sont passées? Et la plaie est toujours aussi vive. Comme au premier jour. Je la porte en moi telle une écharde d’obsidienne. Tout ce temps. Et la vie a encore ce goût d’inachevé qui clame son absence. Ce sentiment permanent d’être passé à côté de l’essentiel. De n’avoir pas compris. Pour elle le don de soi n’était pas vain mot.
J’ai conscience d’avoir peut-être cassé quelque chose en elle. De lui avoir sans doute enlevé l’envie d’aimer. Mais elle a-t-elle jamais su que les fins de semaine à Paris, loin de la famille et du pays, sont souvent très longues? Trop longues à porter seul. Que le soir j’avais envie de parler à quelqu’un et que je ne pouvais pas l’appeler. Que les nuits d’hiver où j’allumais peu le chauffage, faute d’argent, son corps eût été le plus brûlant des convecteurs. Avait-elle conscience de tout ça? Je n’ai pas su non plus lui expliquer. Mais aurait-elle compris?
Souvent elle vient et s’installe dans mes rêves. Les perturbant par son sourire innocent. Parfois un masque de dureté sur le visage. Ou de douleur qui sait? Ou les deux comme l’embouchure de ce sentiment que chaque homme et chaque femme croient toujours réinventer. Ou alors, elle s’assied carrément entre moi et la fille que je cherche à séduire pour une nuit, quelques jours ou quelques mois. Sans même me demander mon avis. Et dans sa façon de ne se faire voir que de moi, de m’adresser la parole en ignorant complètement l’autre, je sais qu’elle va encore tout gâcher. Par esprit de vengeance, peut-être. Ou, qui sait? parce que, elle aussi, là où elle se trouve, elle doit penser à moi. À nous. Mais je n’ose pas croire que cela soit possible. Dans ces moments-là, je me mets à parler à l’autre comme si je m’adressais à elle. Ou encore, bien plus grave, je la raconte à l’autre. Je lui dis cet amour que je ne méritais pas. Car trop beau. Trop pur. Et je me surprends souvent à désirer ce ciel gris et lourd qui précède l’instant où la fille va montrer des signes d’énervement. Qu’elle va me jeter un regard plein de pitié: pauvre con! En général, la fille ne me rappelle plus après qu’on se soit séparés. Certaines persistent parfois, dans l’espoir que je finirai par l’oublier, qu’elles m’aideront à l’oublier. La plupart le font sincèrement, parce que peut-être elles en pincent pour ce Salboundais un peu désaxé par trop d’amour. D’autres voient là un merveilleux défi à relever et mettent un point d’honneur à y arriver. Mais les unes comme les autres échouent pareillement. Alors, elle, elle s’en va. Sans aucun égard pour ma solitude dans cette ville trop grande. Me laissant mijoter dans un amour désormais inutile.
Voilà qu’aujourd’hui encore je pense à elle. Et entre-temps ça tire là-bas. Ça tire en Kabylie. Ça tire dans mon île aussi. Fauchant des milliers de vies. Fauchant l’espoir même. On en aurait sûrement parlé. Moi rêvant de guérilla. Lui racontant pour la énième fois les séances clandestines d’entraînement dans les montagnes enneigées des Vosges. Sous les ordres d’un camarade chilien complètement fêlé. Nostalgique du MIR et de sa ville natale d’Antofagasta. (Laisse tomber aurait-elle dit le Che est mort et enterré.) Elle m’aurait parlé d’une terre sienne. Où tu n’es la bougnoule de personne, tu comprends. (Tu es ici chez toi aurais-je dit. Tu y es née. C’est à toi de revendiquer cette terre. Lors j’y croyais vraiment. Et elle forte de ses expériences amères m’aurait regardé les yeux pleins de douceur et de douleur mêlées. L’air de dire: la stupidité des hommes est plus forte que le droit du sol.) Puis on aurait fait l’amour. Tout l’après-midi. En surveillant du coin de l’œil le réveil. De peur qu’elle ne rate son train. Mais on se serait fait surprendre pareil. Et on aurait couru comme des dératés. Le métro. Puis la gare Saint-Lazare. Et je serais rentré seul dans ma piaule. Ma tête et mes mains pleines de l’odeur de son sexe. En revanche je suis là à écrire cette histoire. La nôtre. Comme une bouteille lancée à la mer. Ou pour conjurer un fantôme? Tandis que j’écris me reviennent à la mémoire deux vers du plus beau sonnet d’amour impossible qu’un homme eût jamais écrit.
« Lisant ces vers tout remplis d’elle, elle dira:Si jamais un jour, Aïcha, tu lis cette histoire, notre histoire, dis-le-lui toi. Sa sœur. Son sang. Dis-lui qu’avec elle j’ai connu l’amour. Depuis je cherche encore."
Quelle est donc cette femme et ne comprendra pas. »
Louis-Philippe Dalembert "île en île"
photo Camille
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Dans ma rue
entre gare et estuaire.
C'est pas l'aber à boire.
Juste la fleur sans fusil qui pousse à la va comme je te
trousse.
à l'angle du PMU.
Entre mégots et merveilles,
ça me gratte le dimanche, che-val le dire
et pour le Byrrh
ou le meilleur
Hi! Han!