Dans les « quartiers difficiles » d’Alexandrie, comme dans bien d’autres villes du pays, les prêcheurs sont allés au contact des fidèles. Dans les cafés (vidéo au-dessus) et même parfois dans des boutiques de coiffeurs, la discussion avec ceux qui se trouvent là est bien souvent lancée à partir d’une question volontairement provocatrice dans sa simplicité : Et avec le Bon Dieu, vous en êtes où ? (عاملين إيه مع ربنا؟ ). À en croire le site Raseef22 (en arabe), l’initiative serait venue d’Al-Azhar, et plus précisément du Service de la guidance religieuse (مكتب الإرشاد الديني), une direction qui n’existe pas à ma connaissance dans la plus que millénaire université islamique (elle a été fondée à la fin du Xe siècle) mais dont le nom, en revanche, fait penser à la phraséologie des Frères musulmans, lesquels sont naturellement bien présents dans cette institution.
En tout état de cause, l’initiative, dont l’objectif déclaré consistait à lutter contre l’emprise des groupes extrémistes au sein des milieux populaires, a fait long feu car le ministère des Waqfs (Affaires religieuses) a brutalement mis un terme à ces caravanes de prêcheurs (قوافل الوعاظ). De toute évidence, il s’agit d’un nouvel épisode dans l’âpre lutte qui oppose, depuis qu’il s’est installé au pouvoir, le régime du maréchal Sissi à l’institution religieuse.
Déjà évoquée au début du mois de février, cette lutte fait partie des thèmes sur lesquels la presse arabe revient régulièrement, notamment à propos de la question de la formation des religieux, véritable pierre d’achoppement entre les deux camps opposés. Face aux demandes du président Sissi qui réclame un renouvellement du discours religieux (تجديد الخطاب الديني ) – comprendre un changement dans la formation des futurs religieux, pour tenter d’assécher peu à peu le vivier de cheikhs ultra-conservateurs –, le cheikh d’Al-Azhar, Ahmed el-Tayeb (أحمد الطيب), en poste depuis 2010, traîne les pieds.
Pour sa défense, on peut lui reconnaître que la situation n’est pas simple car différents courants conservateurs continuent à dominer Al-Azhar. Un article du quotidien libanais Al-Akhbar explique ainsi qu’on y trouve sans doute quelques cheikhs éclairés, à l’image du héros du film controversé Mawlana (voir ce billet). Mais ils sont quelque peu noyés dans la masse des professionnels du religieux, qui se répartissent entre ceux qu’on appelle sans fard en Égypte les imams du pouvoir (أئمة السلطة), éventuellement assez réactionnaires mais qui ont « l’avantage » d’obéir aux directives du pouvoir politique, et surtout les cheikhs sensibles aux idées salafistes et, plus nombreux encore, à celles du courant des Frères musulmans qui sont loin d’avoir disparus en dépit de la mise à l’écart brutale du président Morsi.
Dans ce contexte, la réforme n’est pas une chose simple, si tant est qu’Ahmed el-Tayeb veuille vraiment la mener. On comprend par conséquent que le chef d’Al-Azhar s’efforce de gagner du temps, en louvoyant du mieux qu’il peut au gré des circonstances, cédant sur certains points pour conserver son autorité sur ce qui constitue le cœur de son métier, à savoir tout ce qui relève des questions personnelles, telles les modalités religieuses du divorce par exemple.
Publié le même jour, un second article dans Al-Akhbar aborde un autre aspect de cette bataille autour de la formation des religieux, celui de la question des manuels utilisés dans le cursus des futurs cheikhs égyptiens. On y apprend ainsi que le précédent chef d’Al-Azhar, Mohammed Tantoui (محمد سيد طنطاوي ), avait réusi à imposer un recueil de droit islamique (fiqh) relativement modéré et « moderne », ouvrage immédiatement retiré par son successeur, Ahmed el-Tayeb, à la demande pressante du Front des Oulémas d’Al-Azhar (جبهة علماء الأزهر), un « club de réflexion » comme on l’appellerait en France particulièrement réactionnaire. Le nouveau manuel introduit un retour aux sources les plus anciennes et les plus traditionnelles du fiqh, ce qui permet aux étudiants, par exemple, de se former sur la question très actuelle des modalités islamiquement correctes de l’esclavage, une question de casuistique en principe assez peu utile, sauf, le cas échéant, au sein de quelques groupes fanatisés en Syrie ou ailleurs !
C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter le dernier épisode en date de la confrontation, à fleurets mouchetés, entre le pouvoir politique et l’institution religieuse (voir cet article en arabe). En effet, Ahmed el-Tayeb a brutalement démis de ses fonctions, il y a quelques jours de cela, un de ses principaux subordonnés, Ahmed Husny (أحمد حسني), en charge précisément de la formation des étudiants. Au cours d’un entretien sur une chaîne locale, ce dernier avait en effet déclaré, dans la meilleure des traditions ultraradicales, qu’Ahmed el-Behery (أحمد البحيري : déjà rencontré dans ces billets, ici et là), un téléprédicateur très libéral, très critique des courants intégristes conservateurs, n’était qu’un apostat dont le sang, conformément à certaines interprétations de la loi musulmane, était par conséquent licite à ceux qui souhaiteraient purifier la terre de cet hérétique… Le « malheureux » cheikh a eu beau tenter de revenir sur ses paroles, ce discours extrémiste ne pouvait rester sans sanction, dans une Égypte où tout le monde chante, visite du pape oblige, les vertus de la modération. El-Behery, de plus, n’est pas n’importe qui : condamné à une lourde peine de prison pour des propos jugés outranciers sur certaines grandes figures historiques de l’islam, le jeune prédicateur a été gracié par le président Sissi en novembre dernier. Ahmed el-Tayeb n’a pas eu d’autre choix par conséquent que de faire un exemple en sanctionnant un de ses proches collaborateurs. Il s’est plié à l’exercice d’autant plus rapidement qu’il subit en ce moment les pressions constantes du pouvoir, lequel a retiré, pour l’instant du moins, un projet de loi visant à renforcer les prérogatives du gouvernement civil dans le processus de nomination des responsables religieux du pays.C’est également dans ce cadre général des relations entre politiques et religieux qu’il faut placer les déclarations, en apparence très libérales, de Dâr al-iftâ’, autre branche du pouvoir religieux en Égypte, et à ce titre inévitablement instrumentalisée. En annonçant sa décision de lancer de nouvelles préparations au mariage, lesquelles incluront désormais des cours d’éducation sexuelle à l’intention des futurs couples, l’institution, dont la première charge reste la délivrance des avis religieux (les fatwas), met en évidence, par contraste, combien Al-Azhar reste engoncée dans une tradition qui n’a plus grand chose à voir avec l’air du temps. Incidemment, ces projets de modernisation soulignent aussi l’actualité de cette question dans la région tout entière (voir ce premier billet d’une série de quatre, publiés il y a 8 ans, mais les choses n’ont guère évolué, si ce n’est en pire) : les dernières statistiques indiquent ainsi qu’en Égypte quatre mariage sur dix se terminent, en l’espace de cinq ans, par un divorce…