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Le sang de la raison

Par Balndorn
Le sang de la raison
« Pour la première fois il était donnée à ma jeunesse encore inexpérimentée de pénétrer dans le mystère de la création : je voyais la pensée, encore incolore, n’étant qu’une pure chaleur fluide, comme le bronze fondu pour une cloche, naître du creuset de l’excitation impulsive, puis en se refroidissant, peu à peu trouver sa forme ; je voyais ensuite cette forme s’arrondir et se réaliser dans toute sa vigueur, jusqu’à ce qu’enfin le Verbe en sortît clairement et donnât au sentiment poétique, comme le battant qui fait résonner la cloche, le langage des hommes. »De quoi parle Stefan Zweig dans ce passage de La Confusion des sentiments ? D’un chant lyrique ? d’une invocation religieuse ?Non. De la simple dictée d’un vieux professeur.
Chaleur intellectuelle
Comme son nom l’indique, La Confusion des sentiments ne sépare pas raison et passion. Traditionnellement opposées, les deux postures offrent pourtant l’avers et le revers d’une même pièce : l’énergie vitale.À l’instar de la métaphore liquide du « bronze fondu », la culture académique à laquelle appartient ce professeur d’anglais accouche de splendeurs quasi-mystiques, incarnées dans la chair humaine. Ces quelques lignes dessinent l’idéal intellectuel de Zweig : une culture profondément vivante, mouvante, créatrice, qui, comme le jeune étudiant-narrateur pousse son mentor à écrire le livre de sa vie, sorte des académies poussiéreuses et sclérosées.Jamais nommé, ce maître à penser en rappelle un autre, fondateur de la pensée occidentale : Socrate. Le narrateur « cr[oit] d’ailleurs découvrir dans le visage volontaire de Socrate une ressemblance avec le front de [s]on maître ». Tel le philosophe grec, le professeur privilégie les débats oraux, les échanges de vive voix qui enflamment sa verve rhétorique et redonnent à des sentiers plus que battus la fraîcheur de leur découverte.
L’intellectuel, animal ambigu
Écrit en 1927, alors que les intellectuels européens – à commencer par Romain Rolland, grand ami de Zweig – débattent de la question de leur engagement personnel, La Confusion des sentiments définit le contour restreint de l’intellectuel dans la cité. Aussi vénéré soit-il, le maître à penser de l’étudiant se révèle porteur d’un lourd secret, qui le contraint à garder le silence et à ne pas s’investir autant qu’il le voudrait.Ni idéale, ni infernale, la position de l’intellectuel évolue ainsi entre ouverture et réclusion, extraversion et timidité. Dans cet espace serpentent les phrases de Zweig. Liquides, flexibles, renouvelées par la ponctuation, elles déversent, dans un langage soutenu, la profusion de sentiments qui coulent du cœur estudiantin. Une sorte de stream of consciousness classicisant, qui analyse en même temps qu’il exprime le mélange des passions.Laissons le dernier mot au fin observateur de la psychéhumaine : « Nous vivons des myriades de secondes et pourtant, il n’y en a jamais qu’une, une seule, qui met en ébullition tout notre monde intérieur : la seconde où (Stendhal l’a décrite) la fleur interne, déjà abreuvée de tous les sucs, réalise comme un éclair sa cristallisation – seconde magique, semblable à celle de la procréation et comme elle, cachée bien au chaud, au plus profond du corps, invisible, intangible, imperceptible –, mystère qui n’est vécu qu’une seule fois. »
La Confusion des sentiments, de Stefan Zweig, 1927Maxime

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