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Le personnalisme sans la personne

Par Balndorn
       Le personnalisme sans la personne
Par bien des aspects, Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue Esprit et l'un des grands penseurs d'une ligne éthique – le personnalisme – pour sortir de la crise des années 30, est proche de Camus, de sa pensée, de son style. Cette rhétorique de l'héroïsme séduisant, multipliant les images, les paradoxes à dépasser et la force aride des maximes – « Le courage est d'accepter cette condition incommode et de ne pas la renoncer pour les molles prairies de l'éclectisme, de l'idéalisme et de l'opportunisme »[1]par exemple –, a cependant une faille béante au centre de ce discours de la personne : aucune personne concrète n'y est représentée.

De sorte que tout ce beau discours, énergique, stimulant, galvanisant, n'est qu'un vent de mots jeté dans le ciel des idées, alors qu'il revendique l'imbrication essentielle de la chair et de l'esprit.  
Comment peut-on revendiquer l'émancipation individuelle et collective dès lors que la personne, non comme idée, mais comme réalité en chair et en os, n'est réduite qu'à des mots creux ? Quelle peut être la valeur d'une libération uniquement discursive ? Bien souvent l'amour du bon mot se substitue à celui d'une personne réelle et ne conduit qu'à des formules générales, vaines, et parfois hautement discutables : « En sacrifiant aux sollicitations du réel les voies et les harmonies imaginées par nous, nous gagnons une sorte de virilité, celle que développent le nettoyage des naïvetés et des illusions, l'effort continu de fidélité sur des chemins déconcertants. » L'amour sans bornes de l'héroïsme s'emplafonne dans l'impasse du virilisme. Pas un hasard si aucune femme n'est intégrée dans cette rhétorique du héros.  
Mais à trop me calquer sur le texte, je perds moi-même la notion du réel et des personnes concrètes. Plutôt que de continuer à parler d'elles en des termes imprécis, je préfère laisser la parole à des personnalismes appliqués.  
Je parlais de la proximité qui existait entre Camus et Mounier. La grande différence qui existe entre eux, c'est probablement le fait que Camus a été écrivain de fiction ; cela ne change rien au style très littéraire de Mounier, mais prouve qu'il lui manquait quelque chose que Camus étudiait sous tous ses angles : des vies humaines. Que ce soient l'anesthésie sentimentale de Meursault[2], les dilemmes éthiques et douloureux de Kaliayev et Dora[3], ou l'héroïsme ordinaire de Rieux, Tarrou, Grand et Panelou[4], c'est toujours la personne, dans ses multiples possibilités morales, qui est au cœur de son œuvre. Les écrits théoriques ne sont pas en reste : Le Mythe de Sisyphe fait une histoire concrète de l'évolution de l'idée absurde dans l'Occident (exercice difficile auquel se livre de temps à autre Mounier et dans lequel il réussit) et L'homme révolté celle des vertus de la révolte face aux meurtres commis par le nihilisme révolutionnaire. La littérature chez Camus n'a de sens que si elle célèbre ou critique des personnes qui acquièrent chair et os au fil de la plume ; les mots ne valent jamais en eux-mêmes, mais dans les réalités sensibles qu'ils façonnent. Camus est un penseur de l'esth-éthique.  
Plus encore que Camus, il y a Kundera, qui fonde le principe de ses romans dans l'étude psychologique et existentielle des personnages qu'il invente, et qui semblent acquérir une vie autonome en même temps que le narrateur, homme comme les autres, s'écarte d'eux pour mieux les découvrir. Tout le projet esth-éthique de Kundera se résume à celui des Gründen[5], ces métaphores qui disent la manière dont chacun de nous nous ancrons dans la terre, c'est-à-dire la manière dont nous percevons l'existence. À chaque individu, un ensemble de valeurs, de métaphores, de sensations, que chaque roman se doit d'analyser. Le monde romanesque de Kundera est, à l'image du nôtre, un ensemble d'individus dont l'intimité et les ressorts psychologiques sont la base. 
Sortons quelque peu de la littérature et allons voir ce qui se fait dans une science, qui peut en elle-même devenir un art : la sociologie. C'est ainsi que j'ai lu avec grand plaisir l'ouvrage de Joëlle Deniot, Le Bel ordinaire, consacré à l'étude personnalisée de logements ouvriers, pris dans leurs singularités respectives et les traits caractéristiques de ce type d'habitat. Loin de Bourdieu et de ses propos souvent trop distants, trop abstraits, trop hautains, Joëlle Deniot articule son discours sur l'observation précise des décors de ces petites demeures et les récits qu'en font leurs habitants, et restitue pleinement par ce biais toute la valeur humaine à des personnes, trop longtemps envisagées comme masses à libérer, ancrées comme toutes les autres dans un monde qu'elles ont façonné et qui les ont façonnées. Pour être au plus près de la morale des gens qu'elle accompagne, Deniot pense une morale du style universitaire, épuré ici de ses références abondantes et abusives, passant tour à tour de la description poétique à la parole humaniste : le discours théorique qu'elle tient naît comme une sécrétion florale à la surface des êtres et des objets qu'elle décrit. C'est à la suite de ce court mais bel ouvrage que j'ai d'ailleurs écrit un mini-mémoire consacré à l'étude de la créativité décorative au sein des intérieurs dans une époque où la production standardisée a remplacé la production manuelle. 
Mais pour en revenir au personnalisme de Mounier, concluons ainsi : tout discours sur la personne doit être nourri de personnes. C'est leur sang qui doit couler dans les veines du texte, non une encre trop belle pour être vraie. À la suite de Camus, Kundera, Deniot, et bien d'autres auteurs encore, il nous faut penser un existentialisme appliqué.   
Le personnalisme, d'Emmanuel Mounier

Maxime




[1] Le personnalisme[2] L’Étranger[3] Les Justes[4] La Peste[5] C'est dans L'immortalitéqu'il en parle le mieux.

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