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« Je consacre ces notes à trois frères : Medgar, Malcolm, Martin. » Trois figures historiques de la cause afro-américaine, assassinés entre 1963 et 1968, auxquelles James Baldwin restaure leur dignité, et, qu’à la suite du grand écrivain, le cinéaste Raoul Peck entend faire resurgir à l’heure des émeutes à Ferguson, du mouvement Black Lives Matter et d’un nouveau président ouvertement raciste.
« L’histoire n’est pas le passé, mais le présent »
Cette phrase de Baldwin, qui vient conclure admirablement I Am Not Your Negro, résume l’ambition conjointe de l’écrivain et du documentariste : se servir des figures mobilisatrices du passé pour stimuler les luttes actuelles.À ce titre, la chaleur de la voix-off de Samuel L. Jackson, l’un des acteurs afro-américains les plus renommés des vingt dernières années, apporte un nouveau souffle à la pensée, toujours critique, de Baldwin. Naît alors un style hybride, qui associe de manière vertueuse la rhétorique intimiste de Baldwin, la verve de Jackson, et le montage critique de Peck. Film d’archives qui courent du XIXesiècle aux émeutes de Ferguson, en passant évidemment par le mouvement des droits civiques des années 60, entre lesquelles se mêlent quelques prises de vue contemporaines au caractère poétique, I Am Not Your Negro repose tout entier sur le montage, l’articulation esth-éthique entre les plans. Scandé par des cartons stylisés en noir sur blanc – « Hero », « Purity » –, le documentaire entend soumettre l’Amérique blanche au regard afro-américain, qui en connaît les rouages les plus secrets, et les plus violents.
Le Noir, cet Indien qui s’ignore
Car si l’histoire ne se conjugue pas au passé, ce dernier est à réactualiser. Explorer les luttes et les exclusions passées revient dès lors à mettre en évidence les mécanismes d’oppression qui existent encore. Les remarques de Baldwin sur la mise au ban des Afro-Américains dans les représentations populaires américaines gardent, en pleine revendication d’inclusivité, leur saveur satirique : « Enfant, je croyais que j’étais Gary Cooper tuant les Indiens. Mais un jour, je me suis regardé dans un miroir, et j’ai compris que je n’étais pas Gary Cooper, mais l’Indien. »Lier Noirs et Amérindiens n’a rien d’anecdotique : les deux communautés partagent la même nécessité de se battre contre un système qui les oppresse. Se pose alors la question des moyens de la lutte : le fameux dilemme entre le violent Malcolm X et le pacifiste Martin Luther King. Mais Raoul Peck, en restituant les débats qui existaient entre ces deux penseurs de l’émancipation, ne sombre pas dans la représentation mièvre et absolument dépolitisée du gentil King ; comme le note Baldwin, « il avait sur la fin rejoint les mêmes positions que Malcolm. » Les émeutes de Ferguson en 2014 et celles qui ne tarderont pas éclater sous le mandat de Trump donnent raison à Malcolm X : on ne peut dialoguer sereinement avec un régime, aussi bienveillant se montre-t-il dans ses discours, comme l’ont fait les Kennedy, qui se fonde en profondeur sur l’exclusion de populations entières.I Am Not Your Negro se comprend ainsi comme un démantèlement de la logique insidieuse au cœur des images, si présentes au pays de l’American Way of Life. Il sort d’une part les luttes afro-américaines de l’image d’Épinal du mouvement des droits civiques, et d’autre part, il sabre, appuyé sur Baldwin, « l’immaturité » et « l’irresponsabilité » élevées au rang de culte par la première puissance mondiale. Les couleurs pop, les ballets juvéniles et les starlettes guillerettes des comédies hollywoodiennes de l’âge d’or, où le bonheur et l’innocence semblent dominer le monde, se teintent du sang des victimes assassinées dans l’ombre, pendant que la masse des consommateurs se repaît sagement d’images au goût de bonbon qui détournent son attention.
I Am Not Your Negro, de Raoul Peck, 2017Maxime