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Challenge critique 2017: Daouïa Gacem

Publié le 22 mai 2017 par Aicasc @aica_sc

https://aica-sc.net/2017/04/22/challenge-critique-2017-christian-bertin/

Challenge critique 2017: Daouïa Gacem

Atelier de Christian Bertin© Photo Robert Charlotte

Entre violences et Patience, Le Maître du Temps.

ou

Découvrir Christian Bertin en son atelier.

 

Des découpes en disque de métal récupéré, encore colorées, clouées sur un cadre les contraignant à la forme géométrique d’une boite à lettres et d’un portail : nous sommes arrivés, sur les hauteur de Bellefontaine, devant la maison de Christian BERTIN.

Le ton, le style sont donnés. On s’infiltre par un étroit chemin dans une forêt de sculptures faites de tronçons de bois surmontant ou supportant des tambours de machine à laver le linge ; des formes énigmatiques ; une armoire de lattes de fer, laquées de rouge flamboyant, enferme nombre de grands verres vidés de leur bougie, à ses pieds se bousculent d’autres tout aussi vides et poisseux de leur cire consumée…

L’homme est souriant. En ce dimanche, il accueille ses visiteurs dans son atelier avec une sorte de timidité, de pudeur. Ou bien de lassitude, étonné à devoir répéter sa biographie, ses idées sur l’art, sur l’avenir politique de la Caraïbe…? Il rappelle ses influences esthétiques, historiques et philosophiques : Beuys, Matisse, Picasso, Mario Merz, Duchamp, Basquiat, Galilée, L. da Pisa …l’Art pauvre, le Nouveau réalisme, l’Art Africain…La poésie, la numérologie, les sciences, tout l’intéresse ou l’a intéressé.

En Martinique il nomme Suffrin, René-Corail, Glissant…son œil s’illumine à L’évocation reconnaissante de Césaire qui, à lui, petit électricien sans réelle culture artistique, mais à la forte vocation, a donné toutes ses chances pour entreprendre ses études et réaliser ses rêves. Un dialogue mythique : «

– (La Martinique,) c’est trop petit pour moi !

– Payez lui ses études ! » a enjoint le Maire-Poète.

L’ouvrier les a faites, aux beaux arts. Et, de retour au pays natal, à l’apogée du groupe le Fromager. Bertin, prophète bafoué, s’émeut toujours du bon accueil fait à son travail par le seul Ernest Breleur…

Il sourit, tel un Dorian Grey, visage jeune encore malgré ses cheveux grisonnants, au milieu de tout un bric-à-brac vieillot, poussiéreux, suranné. Un vié reste de régime de bananes, au-delà de la décomposition, poursuit son dessèchement…Tout un petit musée de tableaux à la matière épaisse. La réminiscence émouvante d’une exposition en Côte d’Ivoire : un sac de canne à sucre, célèbre pour les liens Afrique-Caraïbes recréés. Que de souvenirs dans ces œuvres aux timbales captives, rescapées de la destruction de la prison insalubre de Fort-de-France ! Que voir dans cette échelle ou cet éventail de coutelas symboles d’une révolution toujours repoussée ou avortée, un espoir momifié ? Un néophyte en art contemporain, perplexe devant une telle accumulation, la taxerait au moins de morbide.

C’est dimanche répétons-le, l’artiste n’est pas en tenue de travail et, privé des ahanements probables qui accompagnent le martèlement du fer, des bouillonnements sorciers qui préparent les bois, du souffle tortionnaire du chalumeau, son atelier semble suspendu dans un étrange silence. Quasi mortifère. Point de babillages, de rires, d’agitation domestique. Depuis longtemps la maison maternelle s’est sanctuarisée au service de l’art et la vie familiale déplacée ailleurs dans Bellefontaine. Un dimanche sans la moindre brise, où la chaleur ne tremble même pas au zénith. Tout semble sec, poussiéreux, pointu, piquant, tranchant…Hormis notre hôte qui nous invite à visiter son jardin.

Là, au milieu de bananiers épars, d’étranges taupinières : un énorme bûcher de bois divers, coiffé d’une chaise estropiée au vernis encore rutilant ; une quille de bateau, la colonne vertébrale d’une yole à peine reconnaissable ; partout des tas de ferrailles…Aucun plastique. Curieusement aucun reste électronique non plus ! Christian Bertin n’aurait-il rien à dire sur le numérique, le monde connecté ?

Pourtant il s’intéresse à tout. Les voyages lui sont indispensables. Quitter souvent l’île est un besoin, une nécessité pour aller à la rencontre des autres, se confronter aux idées des artistes hexagonaux ou d’ailleurs…L’Afrique surtout. Coup de cœur essentiel. Racine et modèle de modernité.

Soudain, devant un squelette métallique en attente de chair…métallique, le déclic ! Car le désordre apparent est très organisé : là-bas des rangées de pare-brise, là un stock d’éviers, ici les tôles de fûts démontés, aplaties, soigneusement ordonnées… tout est en attente pour « habiller » telle ou telle structure. Tout est prêt pour une installation ou une performance. Le jardin comme une palette où choisir ses nuances. Comme un clavier où choisir ses notes.

On pense à l’article si bien intitulé de Dominique Berthet * La mémoire en attente. Le jardin, tel une mûrisserie, troue le fer, le rouille. Les termines grignotent, tracent leur chemin dans les bois. Et quand les bûches ont été assez travaillées, les fers assez rongés, Christian Bertin intervient. Antirouille, eau bouillante, feu, il stoppe l’évolution, arrête le hasard…Nul besoin d’ajouter les produits des nouvelles technologies pour dénoncer le consumérisme, le superficiel, le numérique, l’inhumain, les stigmates de l’histoire…Ch. Bertin a fait des intempéries, d’animaux minuscules, du hasard, d’opérations chimiques naturelles, ses alliés, ses maîtres d’œuvre. Car il est, lui, le Maître du temps.

Celui qui a patienté jusqu’à la démesure, de la décharge au jardin incubateur ; celui qui s’est fait violence pour attendre la fin du souterrain travail des oxydes et des insectes avant de déchaîner la violence de son inspiration longtemps maîtrisée ; Celui qui met en scène un objet déchu, confit de mémoire, reformaté en œuvre d’art. Celui qui a su contrôler son impatience et sa violence, celui là est le Maître du Temps. Il compose son œuvre entre violence et patience.

Plus encore, il va jusqu’à défier la mort. Il veut éterniser le temps, dans l’instant et la forme qu’il a choisis. Une caractéristique de la personnalité de cet homme est le culot. Culotté, ce fils des bas quartiers de Citron, Trénelles, de vouloir échapper à son destin. Culotté dans son face à face avec Césaire, puis, sans le moindre diplôme, en réussissant à s’imposer aux Beaux Arts…mais culotté aussi dans ses choix techniques et esthétiques. Il faut de l’audace pour « illustrer» une Idée par les matériaux les plus opaques, les plus lourds, les plus triviaux. Avec sa magistrale réalisation pour la1ère édition de la BIAC Martinique en 2013 : «  La peau du serpent noir », non seulement il dresse son reptile, phallus investi de toutes les interprétations, les fantasmes érotiques, racistes, politiques…mais, en position d’attaque ou de défense, il défie la mort. Il la dompte et la vainc dans l’œuvre achevée. Le chef-d’œuvre.

Alors de retour dans l’atelier tout prend sens. Le casier aux lattes rouges, enfermant les verres vides des bougies Clarté Divine, devient « L’Armoire du Temps Capturé ». De même le tableau au sac de sucre de canne exposé autrefois en Côte d’Ivoire, la veste rigide de vingt ans passés sont des témoins, des réflexions sur le temps, un arrêt sur l’Instant.

Et quand Ch. Bertin brandit un gourdin en bois de l’épinier, stagnant depuis des décennies dans l’atelier, il n’annonce pas le triomphe d’une révolution à laquelle il ne pense plus qu’avec nostalgie. Non. Il pense à l’avenir car il vient de trouver enfin ce qu’il fera de ce bâton si dur, si agressif, si viril. Bertin, on l’a dit, sait dompter la violence. Il annonce la réalisation imminente et secrète d’un projet inspiré de l’œuvre de Vélasquez, « rencontré » il y a une quarantaine d’années lors de ses études en France. Il en fera de même pour Rembrandt. Il n’obéit à aucune commande et ses huit à dix heures de travail quotidien sont consacrées à élaborer à partir de la mémoire cristallisée dans le «  Vié »*. A coup sûr, le régime de bananes desséché lui aussi a un devenir…

La forêt de tambours à laver le linge fait penser à Baudelaire «  La Nature est un temple où de vivants piliers/ laissent parfois sortir de confuses paroles ; /L’homme y passe à travers des forêts de symboles... » La Beauté selon Bertin n’est pas exactement « comme un rêve de pierre »*, mais La Nature est bien  artificielle  et blessante : elle est l’expression de cette « blesse » si caractéristique aux rescapés de la traite.

Contrairement à ce qu’il pense Ch. Bertin a une identité : celle du manque, i.e. de la croyance qu’il a de ne pas en avoir. Son identité n’est pas géographique ou ethnique ou nationale, elle est épidermique, viscérale, morale…c’est la souffrance. Il remue le couteau dans sa plaie en manipulant les matériaux les plus blessants, métal, verre, bois dur, pierre. Chaque exposition, chaque installation, chaque performance est l’exhibition de sa bless/ure. Chaque œuvre est l’expression de son identité. Une identité marquée au fer rouge de la traite, donc caribéenne. Mais pas seulement. Elle est celle universelle de « Ceux qui n’ont pas de bouche… »

Son prénom prédestinait Christian Bertin à cette souffrance qu’impose l’histoire. La grande et la petite. Il fallait choisir. Soit une Beauté « parnassienne » qui canalise une émotion jugée stérile, inefficace. Soit son pôle opposé : la prise d’armes, la révolution. Sa volonté, son talent, sa force intérieure l’ont aidé à prendre le chemin salvateur de l’art.

C’est pourquoi souvent se dégagent, paradoxalement, une idée d’élévation, une impression aérienne, presque fragile, de ses œuvres que le métal et son usage industriel ou utilitaire originel auraient du rendre solides, lourdes, grosso modo. A l’instar de ces demi-fûts rouges perchés sur de fines échasses, telles ces maisons bidonvilles agrippées au vertige des mornes, montées sur de périlleux pilotis au ciment grumeleux, susceptibles aux séismes. L’accord de la tradition et de la modernité, objet constant de ses recherches, est ici exactement réalisé.

Ch. Bertin est constamment tiraillé entre deux pôles contraires, toujours à la recherche d’un équilibre. Si l’on reconsidère à l’aune de cette affirmation les fûts rouges aux grêles échasses, elles deviennent des béquilles stabilisantes. La proportion entre la hauteur du bidon et ses supports a été justement calculée contre la chute. De même les 7,83 mètres de hauteur du Serpent noir sont contrebalancés par les « roches » posées en ordre décroissant comme les poids d’ajustement d’une Roberval.

Recherche aussi d’équilibre dans les couleurs, quand du moins il ne se cantonne pas au monochrome ou bi-chrome. Ainsi dans le Serpent, aux surfaces noire externe et grise interne, renforcées par l’argenté des cuves inox, se détachent en tirets jaune vif des plaques d’immatriculation, aux numéros cachés, et le rouge publicitaire d’un fût Total. Cette verticale sombre ainsi ponctuée de ces pixels monstrueux s’oppose à l’horizontale claire du plateau-tank où reposent les rochers. La tension crée l’équilibre.

Equilibre entre toutes les violences qu’elles soient personnelles, politiques, événementielles, inhérentes à la vie, la mort…au Temps.

Certes sa colère anticolonialiste, sa recherche identitaire, en braises latentes, restent un moteur essentiel à sa création. Couper, brûler, marteler, clouer, souder, peindre, travailler la matière et les matériaux…déconstruire, construire, sublimer le rebut en sont les moyens. Une colère péléenne, née du traumatisme causé par le volcan, l’a poussé à rivaliser avec Vulcain. L’énergie faite art.

Cependant si l’on pénètre au fond de l’atelier de sa Vié Mazi, on découvre, dans la pénombre d’un couloir éclairé d’une multitude de bougies, un étrange autel d’où dégouline une cascade de cire, épaisse comme un glacier. Un feu continu, souple, doux et maîtrisé, dépouillé de toute violence. Celui de la quête, de la pensée première, d’une spiritualité. Laquelle ? Caribéenne, européenne, africaine ?

Un peu plus loin, une cuisine d’an tan lontan. Sur la table recouverte d’une toile cirée, une vielle soupière sans époque, un téléphone portable obsolète, des clés et Le livre de la Joie du Dalaï Lama. Lecture occasionnelle ou recherche au plus intime de soi d’un resourcement esthétique ?

Un moment fort de poésie cette visite de l’atelier de Christian Bertin.

 Daouïa GACEM

* Vié : « Le Vieux », ce qui est hors d’usage, devenu à la fois matériau et conceptuel.

*Les Fleurs du Mal :

-Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour/Est fait pour inspirer au poète un amour/Éternel et muet ainsi que la matière.     Correspondances

– Je suis belle, ô Mortel, comme un rêve de pierre…   La Beauté

* Dominique Berthet, Jean Marie-Louise : 40 entretiens d’artistes

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