Je préparais depuis quelques temps l’écriture d’un article sur la question des valeurs en entreprise. Je me décide après avoir lu récemment un article sur les valeurs des startups.
L’article parle principalement du syndrome qu’ont certaines startups, misant sur leur “coolitude” (avoir des beaux locaux, un baby-foot, …) au détriment des valeurs fondamentales qui permettent d’avoir un environnement de travail sain et efficace.
J’ai connu plusieurs entreprises dans ma carrière, qui véhiculaient des valeurs bien différentes les unes des autres. La plupart du temps, les valeurs d’une entreprise n’ont rien d’explicite : elles sont le résultat de la personnalité des fondateurs (ou des managers, si les fondateurs ont déjà quitté le bateau), de la manière dont ils gèrent l’entreprise et ses salariés, mais aussi de la personnalité de tous ceux qui travaillent dans l’entreprise.
Netflix a une approche très pragmatique des valeurs d’entreprise. Ces slides l’illustrent très bien :
Culture from Reed Hastings
Comme ils le font remarquer, il est assez facile de placarder des grandes valeurs générales. Ils donnent l’exemple d’Enron dont la première valeur officielle est l’intégrité… ce qui est amusant quand on sait que les malversations des dirigeants de l’entreprise ont mené à mettre la clé sous la porte (et les ont conduits derrière les barreaux).
Petite parenthèse : Plutôt que de s’intéresser à Enron, on pourrait parler de l’exemple de Google, plus proche de nous. L’entreprise a été condamnée à verser une amende de 500 millions de dollars à l’état américain en 2011. Officiellement, des petits malins se seraient amusés à contourner une limitation et à faire afficher dans AdWords des publicités pour des pharmacies canadiennes (cf. cet article). La chose paraît presque anodine. Sauf que la réalité semble un peu plus moche (lisez ce long article de Wired paru en 2013). Ajoutons qu’il semblerait que certains aspects de cette instruction soient cachés avec soin (d’après cet article anglais). Et je ne sais pas pour vous, mais quand je tape «google amende 500 millions drogue» dans Google, je n’ai aucun résultats qui parle de cette affaire… Ce qui est bien différent sur Yahoo!, Bing ou Qwant. Je rappelle qu’à l’époque la devise de Google était «Don’t be evil» et que leurs 10 principes fondamentaux incluaient «Il est possible de gagner de l’argent sans vendre son âme au diable» (cf. Wikipédia). Ah c’est beau et important, d’avoir des valeurs…
Fin de la parenthèse
Ce point de vue est particulièrement intéressant. Parce qu’il est assez facile de proclamer une liste de valeurs, mais il est beaucoup plus difficile d’en tirer quelque chose de concret au quotidien.
Surtout qu’on tourne toujours autour des mêmes concepts d’Excellence, d’Esprit d’équipe, d’Intégrité, de Communication, d’Agilité, …
Pour ceux qui connaissent la série How I Met Your Mother, ces valeurs grandiloquentes et déconnectées de la réalité ont à peu près autant d’utilité que les posters motivationnels de Barney Stinson…
En la matière, je préfère de loin le «Make mom proud» vu dans les locaux de Box.
Je vous suggère la lecture de l’article Your Company’s Culture is Who You Hire, Fire & Promote, il présente l’idée que les employés d’une société s’intéressent à ce que font leurs patrons, pas à ce qu’ils disent. Ça paraît évident, dit comme ça, mais la réalité montre bien que le «faites ce que je dis et pas ce que je fais» est encore bien présent dans les entreprises.
Dans les notions abordées par cet article, il y a le «No Asshole Rule», qui pourrait être comparé à une tolérance-zéro envers les comportements toxiques. La difficulté est évidemment de détecter de tels comportements, car une personne qui ne peut pas travailler en équipe (ou en tout cas avec l’équipe en place) n’aura pas un comportement problématique en permanence.
Il parle aussi du fait que bien des entreprises se trouvent des excuses pour ne pas se débarrasser des personnes qui ne sont pas en phase avec les valeurs. Bien souvent il s’agit des performances de ces personnes, et cela peut être encore plus criant lorsqu’elles centralisent des compétences uniques dans la structure.
Pour revenir aux slides de Netflix, le message important est donc (je me contente de traduire comme je peux la slide n°6) :
Les vraies valeurs d’une entreprise, par opposition aux valeurs qui font bien, sont celles affichées par ceux qui sont récompensés, promus ou qu’on laisse partir.
Oui, ce sont les personnes qui composent l’entreprise qui en font les valeurs au final. Récompenser un manager qui hurle sur son équipe, c’est envoyer un message clair sur les techniques de management autorisées. Ne pas virer un employé qui sabote son travail et celui des autres, parce que c’est un narcissique qui pense tout savoir mieux que les autres, cela ne motive pas le reste de l’équipe. Accompagner vers la sortie quelqu’un de bonne volonté qui n’a pour seul défaut que sa jeunesse et son inexpérience, c’est là encore une erreur basique.
Il faut aussi remarquer une chose : En Amérique du Nord, il est assez facile de virer quelqu’un rapidement si cette personne a un comportement qui n’est pas aligné avec les valeurs de l’entreprise (mais aussi si elle n’est pas performante). Je ne vais pas débattre sur les avantages sociaux que nous avons en France, mais je pense personnellement que c’est une bonne chose que l’on ne vive pas tous les jours avec la crainte de se faire virer du jour au lendemain et/ou sans bonne raison. Il faut reconnaître que j’ai croisé des assholes (j’aime le terme en anglais, il exprime bien la chose) qui savaient très bien donner le change pendant leur période d’essai ; j’en ai même connu qui le sont devenu au fur et à mesure d’un long et lent processus s’étalant sur plusieurs années.
Toutefois, j’ai déjà vu des grilles d’évaluation des employés, réalisées par les services RH, qui servaient à définir lesquels étaient les éléments à récompenser, ceux à accompagner et ceux dont il fallait se séparer. Ces grilles sont toujours avec deux axes : la performance (les connaissances, les compétences) d’un côté, et le potentiel de l’autre.
Dans l’article dont je vous parle, l’auteur propose une grille dont les axes sont la performance et l’alignement avec les valeurs de l’entreprise. C’est intéressant parce que ça mène à prendre en compte ce facteur, à voir les collaborateurs sous un angle différent.
Mais il n’en reste pas moins qu’il est très compliqué de se séparer de quelqu’un au motif que cette personne ne respecte pas les valeurs de l’entreprise. C’est n’est pas tout blanc ou tout noir ; et si le doute doit bénéficier à l’employé, il sera néfaste pour l’entreprise à terme.
Dans les comportements qui ne sont compatibles avec aucune valeur d’entreprise, il y a l’utilisation du rire pour déstabiliser les individus et les organisations. Ce type de comportement est difficile à détecter, car l’humour est quelque chose de positif ; c’est ce qui détend les gens, fait relâcher la pression, génère de la cohésion. Mais c’est à double tranchant : le rire peut devenir moquerie et devient alors une arme de manipulation.
À ce sujet, je vous suggère de lire Le rôle du rire dans les organisations. Très intéressant, il explique notamment le lien entre rire et pouvoir (extrait : «Le pouvoir de celui qui sait faire rire les autres tend donc continuellement à augmenter, parce qu’il draine vers lui la sympathie et l’admiration des autres, et parce que, confusément, il se fait craindre.»).
J’ai vu comment le rire pouvait apporter du pouvoir à celui qui le générait… et comment le fait d’avoir du pouvoir rend les gens drôles (car si générer le rire donne du pouvoir, rigoler est alors un moyen de s’inféoder et de reconnaître implicitement le tenant du pouvoir). Évidemment, dans une organisation, le rire est d’autant plus utilisé comme arme de pouvoir quand il se fait au dépend d’autres personnes de la même organisation ; la moquerie rabaisse de manière proportionnelle au nombre de personnes qui rient.
Pour surfer sur l’actualité, on peut voir le même rapport entre rire et pouvoir avec les agissements de Cyril Hanouna (extrait : «Moquer quelqu’un (…) c’est “pas pour rire”, c’est “pour dominer”»). Que penser alors des amuseurs en entreprise qui se réclament du rire d’Hanouna ?
Comme le dit Frédéric Mazzella (co-fondateur de Blablacar), les valeurs − quand elles sont exprimées et vécues réellement − sont importantes pour les entreprises pour plusieurs raisons.
Premièrement, elles différencient les entreprises les unes des autres. Vivre certaines valeurs peut être un argument réel pour faciliter le recrutement, soit parce qu’elles sont réellement positives (au contraire de ce qui est vécu dans les autres sociétés), soit parce qu’elles définissent l’ADN de l’entreprise et orientent donc les profils des gens qui pourront s’y épanouir (sans pour autant porter de jugement sur la qualité intrinsèque de ces valeurs).
Elle servent aussi à remettre l’humain au centre de l’activité de l’entreprise, redonne de la valeur et du sens au travail. Elles définissent les règles et donnent une direction, ce qui permet à tous de comprendre ce qu’il peut apporter à son niveau, et ce qu’il peut attendre des autres.
Ce dernier point m’évoque un parallèle avec les concepts de gamification. Plus que de motiver les gens en leur faisant gagner des cadeaux virtuels, ces concepts sont appréciés de certaines personnes parce qu’ils offrent une lecture simple et facile du travail qu’on attend d’eux (et donc aussi du comportement qu’on attend d’eux, si on élargit ça aux valeurs). Lorsqu’il y a une règle du jeu claire, il est facile de s’y conformer.
The Galion Project (un think tank qui réunit des entrepreneurs de la french-tech) a publié un document PDF téléchargeable sur le sujet des valeurs d’entreprises. Je vous invite à le télécharger, mais je vais essayer de résumer quelques points-clés.
Les valeurs ont un triple impact : Sur le recrutement (évoqué plus haut), le management et la prise de décision (donner de l’autonomie en montrant la direction voulue par l’entreprise, ce qui rejoint le message de Netflix).
Il y a plusieurs événements qui peuvent déclencher le besoin d’exprimer les valeurs : Quand la taille de l’entreprise dépasse 10 à 15 personnes, quand le travail est délocalisé ou le déploiement international.
L’appropriation des valeurs par les équipes est absolument nécessaire, et le meilleur moyen pour y arriver est de les créer de manière collaborative, en s’assurant qu’elle soient communes à tous, exprimées de manière formelle, et qu’elles correspondent à la réalité de ce qu’est l’entreprise au quotidien.
Les valeurs doivent être revues tous les 3 à 4 ans.
J’ajouterais personnellement que les valeurs, ainsi que les moyens déployés pour les mettre en œuvre dans l’entreprise, doivent être au cœur des préoccupations du top-management. Du PDG. Sinon ça ne fonctionne pas.