Leveraging local voices in Arab media seems infinitely more promising than soliciting ideas to counter extremist narratives from middle-aged, white, mostly male studio executives… C. Schneider, ancienne ambassadeure et professeure de médias à la Georgetown University.
Pas moyen d’y échapper : avec le début de ramadan à la fin de cette semaine le monde arabe va commencer son grand festin télévisuel, avec 6 à 7 heures de téléphagie quotidienne en moyenne par personne selon les spécialistes. Pour les annonceurs comme pour les professionnels de l’audiovisuel, c’est la grande saison qui commence, en particulier pour le géant arabe, la MBC, le plus ancien groupe diffusant sur satellite, et le plus gros par son audience : 150 millions de téléspectateurs…
Cette année pourtant, la MBC sort des sentiers battus en diffusant, en plus de sa gamme classique de feuilletons généralement à l’eau de rose, un produit tout à fait exceptionnel. Ayant réclamé quelque 18 mois de travail, en particulier pour un long travail de documentation, Black Crows (غرابيب سود) est un docu-drama « basé sur des faits réels » qui réunit, comme c’est l’habitude pour les séries à gros budget, des talents venus de l’ensemble du monde arabe, aussi bien pour la production que du côté des acteurs et actrices en provenance d’Arabie saoudite, d’Égypte, du Liban, de Syrie, du Koweït et de Tunisie. En revanche, il est tout à fait exceptionnel que, pour le scénario, on ait fait venir à Dubaï, comme on le verra, une vingtaine de stars nord-américaines, venues épauler leurs confrères locaux. Encore plus étonnant, surtout pour la MBC, une chaîne – saoudienne – qui fait uniquement dans le divertissement religieusement correct, les 30 épisodes de Black Crows sont exclusivement consacrés à dénoncer, images fortes à l’appui, les exactions sanglantes de l’État islamique (alias Daech).
Il y a bien eu quelques précédents, avec des séries sur les fanatiques religieux, une spécialité syrienne à ma connaissance (voir ici, un billet d’avant les « événements » de 2011). Le plus souvent, esprit festif de ramadan oblige, sans doute, les dénonciations de Daech et consorts étaient faites sur le mode comique, et en particulier sur celui de la dérision. Sur MBC notamment, Al-Qasabi, un acteur saoudien très populaire avait consacré l’année dernière trois épisodes de Selfie, une série très suivie, à raconter le périple à la fois drôle et poignant d’un père (saoudien) en quête de son fils parti rejoindre les terroristes.
Pas la moindre trace d’humour dans Black Crows – ou alors involontaire, quand c’est vraiment trop mal joué, du moins au regard du goût occidental… Ce qu’on a pu voir des épisodes à venir se présente comme une accumulation de scènes toutes plus pathétiquement atroces les unes que les autres. Au contraire de toutes les habitudes télévisuelles festives du mois de ramadan, presque uniquement consacrées à la distraction légère, la MBC, pas du tout spécialisée sur ce créneau à la fois sérieux et politique, a donc l’intention d’infliger à son public 30 heures d’horreurs en tout genre avec, en vedette, des protagonistes féminines. Encore une particularité de ce nouveau feuilleton qui met essentiellement en scène, sans aucun fard, des femmes, victimes des extrémistes religieux de Daech, ou encore des enfants, embrigadés qu’on force à devenir des criminels.
Avec un tel programme, la MBC espère bien faire de l’audience, mais elle ne s’attend pas à faire beaucoup d’argent selon son directeur Ali Jaber (علي جابر) : It will bring eyeballs, it will bring buzz and ratings and reputation, but no money . Curieuse idée pour une chaîne privée et commerciale (même si c’est une affaire de famille, désormais possédée par le vice-vice-héritier du trône saoudien). C’est que l’heure est grave : il faut éduquer (la spécialité des femmes comme on le sait), rendre conscient du danger que représente un État islamique capable de continuer à s’étendre (MBC says that if Black Crows can help to educate, raise awareness and prevent the further spread of ISIL, then it will have done what it set out to do: affect change).
Et pour cette mission de salubrité publique, rien de mieux que ramadan. Certes, ce n’est pas la saison en principe pour ce genre de spectacle mais c’est cependant la mission des médias responsables et courageux… Il s’agit de faire voir la vérité, et donc les dangers de Daech, à tous les téléspectateurs bien entendu, mais surtout à ceux qui seraient susceptibles de tomber sous leur emprise : We want them to use their brains and realise how ugly and devastating terrorism and terror networks are. But more importantly, we want the sympathisers, the ones inclined to believe in ISIL and to adopt their doctrine, to tune in. They are the ones who need to see the truth. »
Comment ne pas applaudir des deux mains à cette courageuse initiative que lance cette chaîne privée saoudienne, prête à choquer son public, quelles que soient les menaces, et même si cet appel à la raison doit peser sur ses finances, faute de public peut-être mais davantage aussi d’annonceurs, peu enclins à diffuser leurs spots au milieu de ce flux de crimes abominables ???!!!
On peut malgré tout (se) poser quelques questions, notamment en remarquant que la promotion du feuilleton a été faite d’abord en langues occidentales – comme s’en vante la MBC d’ailleurs – avant d’être reprise, sans excès par ailleurs, dans les médias arabophones. Parmi ceux qui se sont intéressés à ce feuilleton qu’on ne connaît encore que par quelques extraits (sous-titrés en anglais, ce qui est loin d’être fréquent), on trouve sans doute le site russe RT, mais au moins il est critique et se pose des questions sur ce partenariat saoudo-américain.
Avant d’aborder ce dernier point, commençons par le titre de la série partout présentée comme Black Crows (Corbeaux noirs). Un titre qui évoque bien le sujet en anglais – les corbeaux noirs faisant immanquablement penser en français aux Corbeaux d’Alep, un récit que publia naguère avec succès Marie Seurat… Sauf que le titre, très parlant pour un public occidental, ne fonctionne pas aussi clairement en arabe. Gharabîb sûd (غرابيب سود) est en effet une expression qu’on peut traduire, littéralement par « corbeaux noirs » mais pour un locuteur arabe, c’est d’abord et avant tout une citation coranique (sourate 35, verset 29) qu’on traduit en principe par quelque chose comme « des pierres extrêmement noires ». Si l’on veut toucher les croyants, ce n’est peut-être pas une très bonne idée que de prendre comme titre un verset coranique pour en « ignorer » le sens originel…
Pour faire un tel choix, il faut venir d’une autre planète à mon avis, en l’occurrence la planète Hollywood. En effet, dans un article très éclairant publié par la revue Foreign Policy plus d’un mois avant la véritable promotion du feuilleton, on apprend qu’il s’agit d’un partenariat, très officiel, entre les pro-USA de l’officieuse chaîne saoudienne MBC et différents pros des médias aux USA recrutés par les officiels locaux. Ali Jaber, le directeur de la MBC, s’est ainsi rendu à Washington pour évoquer ses projets avec les responsables de la coalition contre Daech (il y a d’ailleurs évoqué le précédent de Selfie sur sa chaîne, l’année dernière). On découvre également – ce qui ne se dit guère ailleurs – que Black Crows répond à un projet bien précis, celui de contrer les récits développés par Daech et ses émules, en particulier à travers ses vidéos sur internet, grâce à la mise en circulation à grande échelle de contre-récits, qu’on espère aussi percutants : Fighting extremist narratives with compelling stories that embed what the Islamic State opposes — tolerance, plurality, meritocratic systems, participative democracy, human rights — and that expose the group’s hypocrisy and inhumanity is a much more effective strategy.
Comme l’explique ailleurs Ali Jaber, le patron de la MBC, Daech, c’est une idée mais aussi un récit, et la seule façon de le combattre c’est d’en produire un autre, meilleur, plus convaincant, plus progressiste : ISIS is not only a fighting militia, ISIS is an idea and a narrative, and the only way to fight an idea and a narrative is to create another idea and another narrative that is better, more compelling and more progressive.
L’expérience finissant par instruire, on a compris (aux USA) qu’au lieu de faire faire le travail par de braves Occidentaux pas forcément au fait des subtilités locales, il valait mieux s’appuyer sur des relais locaux (la MBC en l’occurrence) : Leveraging local voices in Arab media seems infinitely more promising than soliciting ideas to counter extremist narratives from middle-aged, white, mostly male studio executives. Une vingtaine de stars nord-américaines de l’écriture télévisuelle se sont donc rendues à Dubaï pour encadrer les professionnels locaux, manifestement très fiers de voir s’ouvrir pour eux les portes de Hollywood, au nom du combat contre un extrémisme dont les mauvaises esprits, et quelques sources officielles aux USA, considèrent pourtant qu’il a été en bonne partie attisé, c’est le moins qu’on puisse dire, par des acteurs locaux, à commencer en Arabie saoudite. For the first time, we sensed that the heart of Hollywood was opening up to the Arab world; for the first time, Arabs and the U.S. have an enemy in common in ISIS, s’enthousiasme ainsi Ali Jaber, toujours dans Foreign Policy.
On verra dans quelques jours si l’expérience est concluante et si le « récit » touche les cœurs de sa cible avec le début du ramadan… On peut malgré tout douter que quelques minutes d’images fortes soient suffisantes pour effacer des années de complaisance, en Arabie saoudite comme chez ses soutiens et alliés, vis-à-vis des pires méthodes d’endoctrinement religieux.
(Pour la voir avec des sous-titres anglais, suivre ce lien)