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Challenge critique 2017 : Michèle Arretche

Publié le 27 mai 2017 par Aicasc @aica_sc

https://aica-sc.net/2017/04/22/challenge-critique-2017-christian-bertin/

Challenge critique 2017 : Michèle Arretche

Atelier de Christian Bertin© Photo Robert Charlotte

Une étrange lessive.

Visite de l’atelier de Christian BERTIN

Dès l’entrée de « l’atelier », en fait tout un terrain et une sorte de hangar, on est accueilli par une armée de sentinelles, constituée de tambours de lave-linge montés sur des pieux, qui monte la garde.

Que signifie cette étrange lessive ?

Tout se passe comme si Christian BERTIN ne cherchait plus à « panser » la blesse mais qu’il veuille la laver, la nettoyer, la purifier.

La blesse, cette blessure grave et invisible, que seuls les initiés peuvent guérir par des emplâtres de suif et de plantes. Blessure causée par un geste improbable, une maladresse indicible. Elle touche principalement les nourrissons et les enfants, mais par extrapolation, elle concerne métaphoriquement la Martinique tout entière, jeune pays naissant, originellement blessé.

Depuis longtemps, si on y réfléchit, dans sa quête d’une guérison, Christian BERTIN accumule et transporte des récipients d’eau.

Ses Bomb’dlo, vieux fûts métalliques utilisés pour le transport de marchandises et transformés en réservoir d’eau par la population, sont emblématiques de son travail. Il a réalisé plusieurs performances en trimbalant derrière lui un diable « li diab-la » chargé d’un fût, pour souligner à quel point les artistes antillais sont peu connus et reconnus par le milieu de l’art parisien et contester le système artistique. En 2009 il parcourt PARIS pendant cinq jours,  habillé avec élégance mais traînant derrière lui, à la manière d’un clochard,  son étrange chariot, un diable ! Sous l’œil étonné des passants, il distribue des textes d’Aimé CESAIRE en arpentant des lieux symboliques de la capitale.

Autres récipients d’eau, les timbales en aluminium. Il les a utilisées pour la première fois en 1995 dans son remix de « l’Origine du Monde » de COURBET. Il les avait mis de côté 20 ans auparavant lors d’un chantier de démolition du « 118 », le 118 rue Victor Sévère à Fort de France, site de l’ancienne prison, certain qu’il en aurait besoin un jour.

On ressent avec stupeur et tremblements les crimes et les souffrances que l’artiste pense laver avec ses gobelets et ses bomb’dlo.

Le travail de BERTIN est sérieux, très sérieux. Comme un ouvrier, il vient tous les matins à son jardin-atelier, ce lieu dans lequel naît la création, celle d’une esthétique caribéenne. En effet, tout le jardin est organisé en ateliers où sont convoqués des acolytes bénévoles : le feu, le soleil, la pluie, les termites ! Et bien sûr, des lessives, en particulier une grande cuve d’eau savonneuse dans laquelle baignent des pieds de table tournés, destinés à une énigmatique œuvre.

Pour terminer cette lessive, une veste est mise à sécher sur un cintre sous la véranda. Mais cette drôle de veste est empesée, rigidifiée. On la retrouve plus loin déconstruite, écartelée, figée, tête en bas sur un châssis. On se rappelle « la veste blanche sur capot rouge » de 1990 exposée à Art Basel Miami  et à la Fondation Clément en 2013 dans le cadre de Global Caribbean IV. La veste, comme une mémoire du corps, « nous avons été trop longtemps préoccupés par notre survie pour avoir eu le temps de donner corps à une tradition » dit Christian Bertin dans un entretien à Jean MARIE-LOUISE  en 2000 *. « Il a donc d’abord fallu traquer, exhumer les dernières traces d’humanité africaine, inscrites à même la mémoire du corps », écrit CHAMOISEAU.**

Toute son œuvre  est un travail de déconstruction/reconstruction où l’on reconnaît la dynamique caribéenne. BERTIN est un enfant de Trénelle-Citron, ce quartier populaire de Fort de France construit de bric et de broc sur une « colline enchantée » lors de l’exode rural de la fin des années 40 à 50. Des milliers de matériaux de récupération ont été acheminés à l’aide des bras et des jambes des résidents, pour mettre debout ces habitations conçues à l’aide des coups de main entre amis et famille. Trénelle, lieu composite, lieu de résistance.

Mais l’artiste s’inscrit aussi dans une démarche d’art contemporain. Il reconnaît l’influence de « l’Arte Povera » et de Mario MERZ, rencontré pendant ses études en France, qui se sert de l ‘objet comme outil idéologique ainsi que du « Nouveau Réalisme ».

En Martinique, Serge HELENON a développé  l’Expression-Bidonville, « référence à la réalité des constructions précaires des Antilles, d’Afrique ou de toutes les régions du monde et à la pratique de récupération, d’appropriation, de recyclage des matériaux par les populations démunies »,***. Mais BERTIN évoque surtout SUFFRIN, marginal, mystique, nationaliste, étranger au milieu artistique et la lecture du  Discours antillais d’Edouard GLISSANT. Une esthétique « chargée » en raison de la présence d’une magie.

Une magie, un quimbois, décidément à quelle étrange séance-lessive se livre Christian BERTIN. Tout son lieu est habité, on y ressent une force obscure et lumineuse.

Force qui le conduit à proposer une œuvre monumentale, haute de 7,80m et pesant plusieurs tonnes, lors de la première BIAC de la Martinique en 2013. Elle s’intitule « La peau du serpent noir » ****

Challenge critique 2017 : Michèle Arretche

Christian Bertin
La peau du serpent noir 2013

Serpents qui hantaient le quartier de Trénelle et peuplaient ses cauchemars d’enfants. Serpents dont la peau mue afin de grandir et qui, pendant cette mue, sont vulnérables. Serpents dangereux et libres.

Curieusement, pour symboliser cette peau, Bertin a utilisé des éviers en inox et des fûts de TOTAL. Encore une vasque de lavage ou une « fontaine »… clin d’œil à Marcel Duchamp ? Ou critique contre la consommation, contre « le Total de l’Art ». Bertin est engagé dans l’Art.

Actuellement, il privilégie l’installation, mais il s’est donné comme direction de bannir tout et prendre tout. « Je ne suis ni peintre, ni sculpteur, je suis un créateur, et c’est tout. »

Nous laissons donc Christian BERTIN dans son repère, sur les hauteurs du Verrier à Bellefontaine, avec ses armées de poulbwas ***** et ses bomb’dlo, et dans ses dernières confidences, il nous a semblé entendre le projet d’une sérieuse et mystérieuse lessive-remix de la grand’robe de la petite infante des Ménines de VELASQUEZ. Alors, rendez-vous est pris.

Michèle ARRETCHE

Amateur d’art

Avril 2017

* Christian BERTIN « La mémoire en attente » entretien avec Dominique BERTHET et Jean MARIE-LOUISE Recherches en Esthétiques n°6 « traditions, modernité, Art actuel « , 2000

** Patrick CHAMOISEAU « La Matière de l’absence » 2016

*** Dominique BREBION, « Hélénon du Morne Pichevin à Abidjan », ArthèmeN°49 dec 1998

**** http://blog.uprising-art.com/biac-martinique-2013-interview-exclusive-christian-bertin-artiste-martiniquais/

***** termites

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