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Faites l’amour (de la religion), pas la guerre : encore des récits et des manœuvres…

Publié le 01 juin 2017 par Gonzo
Faites l’amour (de la religion), pas la guerre : encore des récits et des manœuvres…« Retirez la publicité de Zain » (voir plus bas).

Chaque année, Zain Telecom, une grosse société koweïtienne de téléphonie, fête l’arrivée de ramadan en produisant une vidéo promotionnelle à laquelle participe telle ou telle vedette. Naturellement, il s’agit toujours d’un clip « festif », pour ne pas dire frivole, à l’image de celui présenté lors de la fête de rupture du jeûne l’année dernière, et qui mettait en scène une petite fille alors inconnue avec l’acteur koweïtien Abdallah Al-Turkmani (il a été visionné près de 25 millions de fois). Sur le même principe, celui d’un enfant et d’une star, il y a eu l’année dernière le Marocain Saad Lamjarred, vidéo qui affiche aujourd’hui presque 14 millions de vues. Beaucoup plus par conséquent que la dernière publicité en date (un peu plus de 4 millions de vues à ce jour), même si elle fait pourtant beaucoup plus parler d’elle que celles des années précédentes.

En effet, alors qu’elles étaient à peine suggérées au tout début du clip avec Lamjarred en 2016 (rafales de mitraillette dans la bande son tandis que défilent à l’écran, presque en mode subliminal, les mots « guerre civile », « froid », « privation » et explosion), les tragédies que vivent les mondes arabe et musulman sont devenues, en 2017, l’objet principal de la production. Pour la première fois, comme le souligne El País, une entreprise privée se saisit de l’arrivée de ramadan pour diffuser un message militant contre ceux qui se servent de la religion pour mettre la région à feu et à sang.

Militante ou non, cette vidéo répond en tout point aux codes de la communication publicitaire, avec son jeu d’opposition faciles entre ombre et lumière, laideur et beauté, avec son « intrigue » qui, sur une durée totale de 3 minutes, associent images et sons pour enchaîner des séquences qui mènent le spectateur jusqu’au dénouement, forcément heureux puisqu’il s’agit, aussi, de célébrer l’arrivée du mois de ramadan. En contrepoint de clichés du bonheur (enfants jouant au ballon, jeunes mariés, grand-père et son petit fils), on découvre ainsi un sinistre barbu manipulant des explosifs dans un inquiétant atelier (au passage, des graffitis qui ne mènent à aucune identification politique possible). La voix d’un enfant « dénonce » les responsables de tous les malheurs du monde en expliquant qu’il va dire à Dieu ce qu’ils lui ont fait : les cimetières sont pleins mais les écoles, vides, les ténèbres de la discorde règnent mais il n’y a pas de lumières dans les rues… Le candidat au martyre découvert dans les premières images se met en route pour sa mission. À trois reprises (selon un rythme ternaire qu’affectionnent les contes pour enfants), il se rend en des endroits propices à ses terribles desseins (un bus, une école, une mosquée). Mais, chaque fois, sur fond de flash backs rappelant de vrais attentats en Irak, en Jordanie, en Arabie saoudite et au Koweït (mais pas en Syrie), les victimes potentielles le détournent de son projet en lui rappelant que Dieu est amour.

Parmi ces victimes (dans la première séquence, celle du bus), le spectateur ne peut manquer de reconnaître Omrane, le petit garçonnet d’Alep dont l’image est devenu une icône du destin de la population civile à Alep (voir ci-dessus) et dont la présence ponctue de manière particulièrement insistante le fil conducteur du clip, celui des innocentes victimes, surtout enfantines, qui se lèvent contre le sort qui leur est promis, celui d’une mort violente dans un attentat, pour dire que Dieu est clément et qu’il ne rend pas le mal par le mal (en arabe dans le texte avec une grosse faute de conjugaison : مسامح حليم لم يؤذي من أذاه ).

Le terroriste reprend sa marche, tandis que le clip, arrivé à peu près à mi-chemin de son déroulement, entame une phase inévitable pour ce genre d’exercice, à savoir l’indispensable séquence musicale. Cette année, elle a été confiée à un chanteur émirati, sous contrat avec la société saoudienne Rotana, Hussain al-Jassmi (حسين الجسمي). Entonnant un takbîr (Allah akbar : Il n’y a de dieu que Dieu) aux sonorités bien plus pop que mystiques, la star prend la tête d’un cortège qui se dirige vers le terroriste en chantant des paroles qui déclinent, sous différentes formes, le motif principal, Dieu est amour… Vaincu par cette foule, le méchant tombe à terre. Fidèle à ses paroles, al-Jassmi lui tend la main pour qu’il se relève. Le récit se poursuit avec les paroles de la chanson qui brode sur le même thème, tandis que des membres de la foule brandissent des pancartes qui rappellent, en gros, que mieux vaut l’amour de Dieu que celui de la guerre et de la violence !

Comme une sorte de preuve miraculeuse de la justesse de ce discours, alors que le terroriste, suant et terrorisé, imagine de déclencher sa ceinture explosive (2’35), c’est un feu d’artifice qui embrase le ciel comme la matérialisation céleste de cette explosion d’amour longuement métaphorisée dans les paroles de la chanson. La conclusion appartient à Zain, la société productrice : Chaque fois qu’ils exploseront de haine, nous chanterons l’amour, maintenant et jusqu’au bonheur (final) » (كلّما يفجّرون كرهاً، سنغنّي حبّاً… من الآن إلى السعادة).

Inévitablement, de très nombreux débats sur l’opportunité de ce type de message ont suivi la diffusion de cette vidéo promotionnelle de ramadan (dans la région car, dans la presse internationale, on ne trouve guère que des éloges sur cette initiative). Sur les réseaux sociaux, on s’est pas mal moqué de cette rhétorique publicitaire pleine de bonnes intentions au goût prononcé de Pepsi ou de Coca. Les réactions les plus violentes sont toutefois venues de ce qu’on appelle en général « l’opposition syrienne » – un pluriel serait plus juste – furieuse de cette utilisation de l’image du jeune Omrane. Dans la vidéo, le jeune garçon de 5 ans apparaît en effet très clairement comme une victime du terrorisme alors qu’il est, bien au contraire, le symbole par excellence du « martyre des habitants d’Alep » victimes, en août 2016, des bombardements russes. Comment les auteurs de cette vidéo ont-ils pu placer cet enfant dans un bus piégé par un fanatique religieux, alors qu’il est avant tout la victime de la barbarie du régime syrien et de ses alliés ? Le réalisateur, le Libanais Samir Abboud, ne peut manquer de connaître le contexte exact dans lequel cette photographie a été prise. Faut-il donc penser, comme le suggère cet article (en arabe), qu’elle a été intégrée au récit à seule fin d’apitoyer les spectateurs ? En tout cas, sur les réseaux sociaux, des militants de la révolution syrienne ont lancé des campagnes (article en arabe, d’où est tirée l’illustration en haut) pour faire retirer le clip, ou pour obtenir à tout le moins des excuses de la société Zain, coupable de « tuer une seconde fois les victimes » en refusant de montrer que la véritable violence est d’abord et avant tout celle du régime syrien.

D’autres commentaires critiquent le lancement de la séquence musicale, vers le milieu de la vidéo, sur fond de takbîr (par ailleurs tout sauf religieux sur le plan mélodique) : n’est-ce pas prendre le risque d’associer dans les esprits la pratique de l’islam, et la plus importante de ses formules rituelles, avec le terrorisme, surtout en l’absence de toute analyse historique sur les raisons de cette violence ? Un risque réel, d’autant plus que la production de la société Zain semble, en partie du moins, destinée à un public qui n’est plus exclusivement local (comme le confirment, du reste, les échos qu’a suscités sa diffusion dans la presse internationale). Cela expliquerait, toujours à propos de la séquence relative à l’enfant d’Alep, qu’on le voit assis, avec sur ses genoux la couverture d’un magazine qui, visiblement, cherche à rappeler celle du célèbre Time aux USA. À l’image du feuilleton saoudien commenté dans le billet précédent, la vidéo ne s’adresserait donc pas au seul public arabe mais viserait, au moins par la bande, à modifier l’image de la région dans l’opinion mondiale, pour bien montrer que les musulmans, dans le Golfe notamment, condamnent la terreur. D’ailleurs, plus loin, un plan rapide montre un jeune, manifestement occidental, en pleine conversation avec un cheikh sous une calligraphie – traduite, comme l’ensemble de la vidéo, ce qui n’était pas le cas les autres années – où il est écrit : Il n’y a pas de contrainte en religion (لا إكراه في الدين).

Au-delà de ces questions liées à la religion, d’autres détails interrogent, notamment sur le plan linguistique. Ainsi, l’enfant qui parle en voix off durant les premières secondes s’exprime à la fois en tant qu’enfant et adulte, aussi bien sur le registre linguistique (un arabe classique parfait) que sur le plan des pronoms (atfâli-nâ : nos enfants). Outre l’erreur de conjugaison déjà mentionnée, on se demande pourquoi le panneau que porte un des « témoins » (ou encore martyrs) est écrit dans un arabe non seulement parlé mais extrêmement fautif (avec un kâf au lieu d’un qâf pour le mot qulûb par exemple : plan rapproché à 2’30) : est-ce pour faire authentique ? Pour montrer, comme le donne à penser le physique de plusieurs témoins, qu’il ne s’agit pas seulement d’Arabes mais de musulmans appartenant à d’autres ethnies ?

Plus fondamentalement, l’association, dans cette promotion de ramadan, entre réel et fiction met assez mal à l’aise. Face au faux terroriste, de vraies victimes (le jeune Omrane en premier lieu) sont mises en scène avec, bien entendu, l’utilisation d’artifices et d’acteurs. Parallèlement, d’autres « vraies victimes » jouent en quelque sorte leur rôle en témoignant, dans cette fiction, de la violence qu’ils ont subie lors de « vrais » attentats dont le clip rappelle brièvement les circonstances. Outre le chanteur koweïtien dont le statut de star « autorise » en quelque sorte qu’il se libère des contraintes du réalisme pour mener ce récit au rythme de son interprétation, on trouve des acteurs qui, tantôt sont de « vrais acteurs » (tels, par exemple, les mariés, au style très occidentalisé d’ailleurs, ou le grand-père, à la fois dans le bus au début de la vidéo et dans la fête qui clôt le récit), tantôt sont de « vraies personnes », victimes d’authentiques attentats mais qui interviennent dans la fiction (2’53 : une « vraie fiancée », victime d’un attentat à Amman, se superpose aux deux comédiens qui interprètent la scène de mariage, au début et à la fin du clip). Tous les rôles se mélangent, et même le terroriste, odieusement lâche et criminel tout au long de cette fable de ramadan, vient participer à la fête de mariage en tenant dans ses bras un adorable bébé…

Nous sommes en ramadan, saison du pardon et des vœux de paix… On peut donc rêver…


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