Si le périple est un motif récurrent dans la littérature et au cinéma, c’est le plus souvent pour mettre en exergue son caractère révélateur. Chemin faisant, il vient en effet assez naturellement dans l’ordre de la narration d’exposer pas à pas des ressorts cachés, des changement de point de vue, des mises en lumière. A ce titre, le parcours est un processus légitime en soi plutôt qu’un simple moyen d’atteindre un but dont la pertinence peut se dissoudre en route. « Caminante no hay camino » écrivait Antonio Machado, il y a tout juste un siècle, avant que la fin tragique de la seconde république espagnole ne fasse de lui un errant pour l’éternité.
Ce que nous révèle l’odyssée relatée par Aki Kaurismäki dans L’Autre coté de l’espoir, c’est l’état de décomposition d’un monde aujourd’hui globalisé. Bien sûr, il y a la décomposition institutionnelle avec la dissémination de la guerre civile comme forme la plus exacerbée, ou bien encore la décomposition morale avec le repli sur soi des sociétés dites avancées. Mais ce ne sont là que différentes facettes d’une décomposition commune que Kaurismäki se propose de mieux éclairer en faisant se croiser deux trajectoires. La première est celle de Khaled, réfugié syrien fuyant un quotidien devenu intenable dans la ville d’Alep bombardée. La seconde est celle de Wikström, représentant de commerce qui renonce à placer ses chemises pour se reconvertir dans la direction d’un restaurant.
Après un parcours chaotique dans de multiples pays d’Europe, Khaled débarque à Helsinki en passager clandestin d’un navire transportant du charbon depuis la Pologne. Il décide d’y faire une demande d’asile, espérant trouver là enfin de meilleures conditions pour retrouver la trace de sa sœur Miriam, qu’il a perdue en traversant une frontière d’Europe centrale à l’allure de rideau de fer. Sa demande d’asile ayant été rejetée par une administration impersonnelle et mécanique, il décide de fuir le centre d’accueil et d’échapper ainsi à son expulsion vers la Turquie qui signifierait la fin de tout espoir de réussite dans sa quête. Il est alors recueilli par Wikström qui l’embauche dans son restaurant, tandis qu’y sont menées des tentatives infructueuses pour rendre l’établissement plus attrayant et éventuellement rentable.
Comme toujours avec Kaurismäki, le film distille un humour à froid et fait jouer des rockers improbables et empreints de nostalgie. A ce titre, il est clairement dans la lignée d’une œuvre pleinement reconnue. On peut même y voir une simple variation sur le thème de son précédent film, Le Havre, où déjà était abordé le sujet des migrants clandestins dans le décor d’une ville portuaire où se nichent des espaces de solidarité. Mais au-delà des péripéties qui sont propres à L’Autre coté de l’espoir, ce qui le distingue très clairement, c’est la manière plus explicite avec laquelle Kaurismäki présente le phénomène migratoire comme inscrit dans une crise plus globale. Si la tragédie vécue par Khaled et Miriam en Syrie se prolonge par une errance en Europe, au cœur du capitalisme « triomphant », c’est que ce dernier est lui-même dans un piteux état qui le tétanise dans une position régressive. Il n’a plus de perspectives à offrir en illusoire compensation de ses multiples ravages avérés, et ses soubresauts de fauve blessé sont tout aussi dangereux ici que là-bas pour ceux dont il a fait des superflus.
Cette ambiance de crise systémique, c’est aussi celle qui sous-tend l’action de Camino a la Paz, premier long-métrage du cinéaste argentin Francisco Varone. Au tournant du millénaire, l’Argentine est en effet confrontée à un effondrement économique dont elle ne se relèvera qu’en prenant appui sur un contexte encore relativement favorable hors de ses frontières afin de repousser les échéances dans le futur, mais qui se traduira par une forte dégradation des conditions de vie des argentins. Sebastian se retrouve à cette même époque au chômage et décide de faire le taxi avec la voiture qu’il a reçue comme seul héritage de son père et qu’il entretient méticuleusement. Il est amené à prendre en charge régulièrement Jalil pour des trajets entre son domicile et l’hôpital, bien que les relations entre le conducteur et son client soient pour le moins rugueuses. Aussi est-il réticent à accepter une longue course de plus de 2500 km pour rallier La Paz en Bolivie où le vieil homme doit rejoindre son frère, et de là entamer un pèlerinage pour la Mecque.Bien sur le voyage va être ponctué de péripéties qui vont être autant d’occasions pour chacun des deux protagonistes de se dévoiler mutuellement et de se rapprocher dans une quête commune de sens. Le vieux bougon autoritaire et le jeune homme désinvolte sauront ensemble transcender le quotidien pour établir une profonde connexion. Francisco Varone menace à plusieurs reprises de verser dans les travers d’une spiritualité naïve, telle qu’elle peut se déployer dans les pratiques du « développement personnel » ou à la manière éculée d’un Paulo Coelho, par exemple. Mais cet écueil est heureusement évité en replaçant l’enjeu de la rencontre entre les protagonistes non pas seulement dans de simples environnements, tout propices à la révélation qu’ils soient, mais dans des communautés humaines vivantes qu’il est moins aisé de réduire au seul décor d’une « expérience ».
Éric Arrivé