Le poème authentique, celui qui vise à « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », disait Mallarmé, énonce et au besoin dénonce les réalités de la condition humaine. Voici deux ouvrages, d’époque et d’origine différentes, qui en témoignent. Publié en 1938 aux états-Unis, Le Livre des morts, de la journaliste Muriel Rukeyser, était resté inédit en français jusqu’à la traduction qui paraît aujourd’hui. Il se prononce sur un scandale industriel des années 1930. Dans Il y a des choses que non, notre contemporaine Claude Ber réunit sept textes qui confrontent son écriture à son expérience vécue. Le titre de cette chronique est tiré de l’un d’eux.
Le Livre des morts est un titre ancien, celui d’un texte funéraire égyptien qui supposait une vie dans l’au-delà. Muriel Rukeyser l’a repris pour un grand poème basé sur un fait bien terrestre : le creusement d’un tunnel destiné à dévier en partie les eaux d’une rivière de la Virginie Occidentale vers l’alimentation d’une centrale hydroélectrique.
Entrepris sans autorisation administrative et pour cette raison mené à toute vitesse afin de devancer les interdictions, il se trouvait être taillé dans des roches de silice presque pure. Respirée, la poussière de ce minéral est mortelle. Une main d’œuvre, abondante en raison du chômage, fut contrainte à y travailler sans les moindres mesures de prévention, surexploitée, maltraitée, les Noirs encore pis que les Blancs. On estime à 750, sur 2 000 ouvriers, les morts de silicose durant les cinq ans que dura le percement du tunnel. Révélée malgré les dénégations des dirigeants de l’entreprise, cette tuerie inspire le moderne Livre des morts.
Celui-ci débute par deux poèmes donnant une description vivante de la route et du paysage, puis brusquement aligne en deux pages et demie la déposition d’une travailleuse sociale devant le parlement : plus de lyrisme, mais des faits, des chiffres, des noms. Les témoignages recueillis par Muriel Rukeyser sont le socle de poèmes poignants, comme cette lettre d’amour : « Consumé. Dévoré. Et l’amour de l’autre côté de la rue », d’un travailleur à qui restent deux ans à vivre : « Ne me dis plus jamais que tu vas m’épouser ».
L’amour envers les morts et les survivants a le dernier mot, dans le poème final précisément intitulé Le Livre des morts et qui fait écho au premier, La route, l’un et l’autre écrits en tercets : « le désir, le champ, le début Nom et route / communication avec tous ces hommes / en épilogue, les graines d’un amour sans fin ».
Quatre-vingts ans ou presque après la publication originale, la traduction révèle en France, où elle est très peu connue, la figure de Muriel Rukeyser, née à New-York en 1913, militante antifasciste, féministe, opposante à la guerre du Vietnam, espionnée par le FBI de 1941 à son décès d’une crise cardiaque en 1980. Elle est l’auteur de quelques vingt-cinq ouvrages – poésie, prose, traductions, essais – qui ont obtenu aux états-Unis plusieurs prix prestigieux.
Envoyée en Catalogne par le Daily Worker en 1936, elle s’y trouve quand éclate la guerre civile espagnole et prend parti pour la République contre Franco. En provient son long poème, Mediterranean. Dès son retour en Amérique, elle se rend à Gauley Bridge enquêter sur la tragédie du tunnel.
Elle est accompagnée d’une photographe, Nancy Numberg, le projet, non matérialisé ; ayant été de croiser dans un même volume poèmes et photos. Les photos existent encore et l’édition française publie onze d’entre elles, montrant le chantier et le tunnel en construction.
Autre innovation de cette édition, elle reprend comme en post-face un texte en prose d’un grand témoin du XXe siècle, Vladimir Pozner. Cadavres, sous-produits des dividendes, extrait de son ouvrage Les états-Désunis (Denoël, 1938, republié en 2009 chez Lux éditeur, Montréal), traite sous un autre angle de la même affaire.
Claude Ber s’explique en prologue sur le titre de son livre, Il y a des choses que non : enfant, elle avait demandé à sa grand-mère, la paysanne Louise, pourquoi, sous l’occupation, elle était entrée dans la Résistance. La réponse avait été : « Il y a des choses que non. Tu ne sauras peut-être pas toujours à quoi dire oui, mais sache à quoi dire non. » De l’enfance de l’auteur à sa maturité, l’intolérable est toujours là, et la connaissance que nous en avons s’est mondialisée.Le premier texte, Le livre la table la lampe, évoque la maladie et le décès du père, sa mémoire exemplaire, son influence, parallèlement à la lecture de Fureur et mystère de René Char, décisive pour l’entrée en poésie. Mi-vers, mi-prose, ce texte dit « la substantifique langue de la moelle des mots et des morts ».
Le deuxième, présenté par antiphrase comme Célébration de mon espèce, est une diatribe contre la folie englobante de l’espèce humaine, qui les détruit toutes, elle-même y comprise, « au nom du mal comme au nom du bien ». La répétition du mot espèce y résonne avec force, en fait un branle-bas avertisseur.
Pour représentatifs qu’ils soient de l’ensemble du livre, ces deux chapitres ne dispensent pas de lire les cinq autres, en particulier celui traitant de la guerre d’Algérie. De page en page, Claude Ber poursuit L’inachevé de soi, titre d’un ouvrage publié en 2009 en dialogue avec des peintures de Pierre Dubrunquez. (éditions de L’Amandier, chronique Lettres Françaises du 15.05.2010). Le texte en est repris avec quelques retouches.
Elle ne renonce pas à se tenir debout, tout en ayant conscience de « notre indécision suspendue entre deux mondes ». Je marche est le dernier texte, « avec, contre, à la suite ou à rebours des autres et de moi-même dans l’alerte de l’amour et le difficile du temps ».
Françoise Hàn
Le livre des morts de Muriel Rukeyser Traduit de l’anglais (américain) par Emmanuelle Pingaul Editions Isabelle Sauvage, 114 pages, 24 euros. Il y a des choses que non de Claude Ber. Editions Bruno Doucey, 2017.
Tweet