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Ballard, mystique et onirique

Publié le 10 juin 2017 par Les Lettres Françaises

Ballard, mystique et onirique« Quoi qu’il pût arriver, je resterai loyal envers mes obsessions », proclame le héros du Rêveur illimité de J.G. Ballard, mais cette profession de foi pourrait être celle de l’auteur anglais lui-même qui, de livre en livre, a façonné de persistants phantasmes. Parmi les principaux fétichismes ballardiens, on trouve notamment l’érotisme du « crash », qui libère des pulsions à la hauteur du choc. Dans ce Rêveur illimité (1979), tout commence donc par un accident d’avion.

Blake, un jeune homme psychologiquement perturbé, vole un Cessna sur un aérodrome avant de s’écraser dans un fleuve, en pleine banlieue de Shepperton (là où habitait Ballard). Coincé dans le cockpit qui s’enfonce sous l’eau, il parvient à s’en extraire in extremis, bien que personne, à commencer par lui, ne semble convaincu qu’il soit encore vivant.

Blake a-t-il survécu par miracle ou assiste-on au rêve « d’un mourant prisonnier de son avion englouti » ? En 1983, Ballard confiait à Sam Scoggins (dans un étrange petit film) : « C’est l’histoire d’un jeune pilote qui s’écrase dans la Tamise et qui, en un sens, meurt. Il s’est noyé, mais il se libère par un immense effort d’imagination, et par cet effort d’imagination il transforme Shepperton en une sorte d’Eden, rempli d’animaux et de plantes exotiques. »

Le pouvoir de l’imagination pour s’opposer à une réalité devenue insupportable, voici un autre thème cher à Ballard, dont l’œuvre interroge la capacité humaine à survivre. La rançon de la mise à distance du réel, c’est la dissociation de soi. Ainsi, dans certaines nouvelles de Ballard, ses personnages sont à la fois le prédateur et sa proie, le bourreau et sa victime, l’original et son double.

Ici, Blake est mort et il a survécu à sa mort. Telle est la source de l’attrait qu’il exerce sur Miriam, la jeune médecin qui le recueille, et sur toute la communauté de Shepperton : « Je m’aperçus que je l’attirais et la dégoûtais comme peut fasciner ce qui gît dans une tombe ouverte. »

On comprend là que le héros de ce livre ne se nomme pas « Blake » par hasard. Ballard se place résolument sous l’influence du poète William Blake, qui écrivait, dans le Mariage du Ciel et de l’Enfer : « Sans contraires, point de progression. L’attraction et la répulsion, la raison et l’énergie, l’amour et la haine sont nécessaires à l’existence humaine. » A l’instar de l’auteur de Milton, Ballard veut considérer le Bien et le Mal non pas comme des entités exclusives, mais comme un rapport dialectique.

Se découvrant des pouvoirs surnaturels, le personnage de Ballard va laisser s’exprimer son énergie créatrice et ses désirs débridés. Pour les décrire, l’auteur libère un foisonnement de fantasmagories hallucinées et joue avec les cosmogonies pour écrire une Genèse syncrétique et délirante. Blake se métamorphose successivement en oiseau, en baleine et en cerf — nouvelle trinité qui contient d’autres mythes : Icare, Oiseau-Plongeon, Phénix…

Puis, en y épanchant les flots de sa semence, Blake transforme les rues de la ville en une jungle luxuriante où s’ébattent les habitants délivrés de toute inhibition. Thaumaturge, il guérit les malades tout en rêvant de fornication. Bientôt il vole et entraîne les autres dans les airs. En les étreignant, il absorbe les corps à l’intérieur de son corps, dans une forme païenne de consubstantiation. Certains ne font que passer à travers lui, d’autres y demeurent piégés pour toujours, nourriture d’un être supérieur cannibale.

Blake est-il prophète rédempteur, ou gourou mégalomane ? Moïse, ou joueur de flûte d’Hamelin ? « Autant que nous le sachions, les vices de ce monde pourraient bien être les métaphores des vertus de suivant », suggère le prêtre en abandonnant son église à Blake après avoir été dominé par lui dans un combat oedipien.

Lorsqu’un incroyant l’abat d’un coup de feu, Blake l’homme-oiseau puise sa résurrection dans la régénération cyclique de la nature, sa création : « Je devais ma naissance aux plus basses des créatures, aux amibes qui se scindaient dans les mares de la prairie, aux hydres et aux spirogyres (…) Je naissais mille fois de la chair de chaque créature vivante de la forêt. J’étais le père de moi-même. Je devins mon propre enfant. »

Ayant accepté de recevoir, Blake peut se donner tout entier aux gens de Shepperton. Après les avoir laissé partir à travers son corps « vers le soleil », Blake affronte le squelette coincé dans le cockpit et rejoue avec sa propre dépouille la lutte originelle, désespérée, pour sortir de l’avion.

Enfin, au moment de s’allonger dans la tombe, l’acceptation de la mort lui parvient sous la forme d’une réconciliation entre l’individu et l’immensité, l’ici et l’au-delà : « Déjà, je nous voyais monter dans les airs — pères, mères et enfant, nos vols ascendants faisaient onduler la surface de la terre, telles des tornades bienveillantes pendues à la voûte de l’univers pour célébrer l’ultime mariage de l’animé et de l’inanimé, des vivants et des morts. »

Obsédante fable logique comme un songe, effroyable et voluptueuse, énigmatique parfaitement.

Sébastien Banse


J.G. Ballard, Le Rêveur illimité
Traduit de l’anglais par Robert Louit
Editions Tristram, 242 pages, 10,40 €

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