Aussi brutal soit-il, Sans Pitié s’apparente, structurellement, à un travail de couture. Telle l’aiguille passant et repassant de l’endroit à l’envers, la narration non-linéaire du film retravaille une série d’événements-clefs. Et chaque passage de l’aiguille du montage dévoile un peu plus des éléments, des motifs et des acteurs cachés au premier coup d’œil.
Phénoménologie des gestes
Maille après maille progresse le thriller. Le récit avance ainsi dans deux directions. La première, vers la résolution de l’intrigue, assez classique : Jae-ho (Kyung-gu Sul), aidé de son jeune protégé Hyun-su (Si-wan Yim), désire renverser le patron du trafic de drogue de Busan, le vieux Ko (Hi-weon Kim). La seconde, fait l’intérêt du film : une descente progressive dans la psyché de Jae-ho et Hyun-su, dont se révèlent peu à peu des pans d’ombre ignorés au début de l’intrigue.
Au-delà d’une représentation de la corruption qui gangrène en partie la Corée du Sud – comme cette scène où un homme politique préfère laisser vivre le trafic de drogues afin de ne pas diminuer le commerce avec la Russie –, Sans Pitié se démarque ainsi par sa valeur psychologique. Comme son titre l’indique, le film de Sung-hyun Byun se place résolument sur le champ moral. Non pas pour la déconstruire et verser dans une spectaculaire effusion d’hémoglobines ; mais la déconstruire pour mieux reconstruire une morale pragmatique, débarrassée de concepts a priori sur le Bien et le Mal. Montage non-linéaire et raccords nerveux participent de ce qu’on pourrait appeler une phénoménologie des gestes. Certaines scènes fonctionnent sur un principe très simple : un plan court, un geste précis. Exemple : trois plans distincts pour montrer l’allumage de la cigarette, la cigarette portée à la bouche, et la fumée qui sort des lèvres. Outre l’efficacité de la mise en scène et du montage, cette esthétique permet, en isolant séparément chaque action, de tisser un vaste réseau de gestes. Chacun apparaît ainsi à la fois seul et connecté à ceux qui l’ont précédé et qui le suivront. Autrement dit : chaque geste a un endroit (son apparition à l’écran) et un envers (la structure collective dans laquelle il s’inscrit).Tisser une nouvelle morale« La morale de l’histoire : ne faire confiance à personne, faire confiance aux circonstances. » Ce conseil, que donne Jae-ho à Hyun-su, a valeur de programme pour le film. Les circonstances, c’est cet ensemble de gestes, dont les personnages ne connaissent que l’endroit, et dont ils découvrent – ou, pour certains, cachent à dessein – peu à peu l’envers. Hyun-su a beau s’étonner du mode de vie au jour le jour de son mentor, celui-ci déclare ne pas avoir d’autre choix : dans le milieu instable du crime, ne peut émerger qu’une éthique fondée sur la connaissance nécessairement partielle (et partiale) des actions de chacun. Dans un pareil système moral, où tout repose sur un ensemble de relations ambiguës, qui, à l’instar de l’aiguille, se retournent sans cesse, il n’y a pas de place pour des préjugés manichéens. Le Bien est dans le Mal comme le ver est dans le fruit. Comme l’avoue le neveu de Ko à son interlocuteur lors de la première scène du film, il n’aime pas manger du poisson, car il a l’impression de tuer quelqu’un en le regardant dans les yeux : ce qui suppose que les adversaires ont clairement délimité des valeurs conflictuelles. Incapable de tout manichéisme, il préfère le coup de poignard dans le dos, et fait donc exécuter par surprise son interlocuteur.Sans Pitié, de Sung-hyun Byun, 2017Maxime