Personne ne sait vraiment aujourd’hui quelle sera l’issue de la crise qui oppose le Qatar à ses voisins dans le Golfe (et un peu au-delà), principalement l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Le conflit n’a pas (encore) pris de dimension militaire, même si des rumeurs évoquent la présence d’un détachement égyptien au Bahreïn, à quelques kilomètres de Doha. En revanche, la bataille médiatique ne connaît aucun apaisement depuis un mois, avec un front principal du côté des chaînes d’information (avec Al-Jazeera, Al-Arabiya et Sky Arabic comme principaux acteurs, c’était le premier billet de la série), et une offensive à plus long terme à venir dans le juteux et prestigieux secteur de la diffusion des événements sportifs (le second billet, sur le projet saoudien de la chaîne spécialisée PBS).
Mais dès le début du mois de juin, les Qataris et leurs adversaires s’opposent également sur un autre front, celui des personnalités bénéficiant d’une aura publique importante dans la région. Comme le rappelle l’image en haut de ce billet, le « marché des biens de salut » pour reprendre l’expression bien connue de Max Weber apporte une bonne illustration des bouleversements provoqués par la crise actuelle. Du jour au lendemain, cheikh Qardhawi (يوسف القرضاوي), star parmi les stars de l’islam médiatique et coopté, depuis plusieurs décennies déjà, par Doha et la chaîne Al-Jazeera, est devenu un affreux terroriste. Depuis le 9 juin dernier, il fait partie d’une liste de personnalités « terroristes » qui comprend une bonne soixantaine d’autres noms presque aussi connus que le sien, ainsi qu’une douzaine d’institutions (dont le Qatar Charity, une fondation charitable qui travaille pourtant avec des organisations internationales aussi prestigieuses que la FAO, l’Unicef, l’Unrwa, l’UNDP comme elle ne manque pas de le rappeler sur son site). En toute urgence, ordre a été donné aux bibliothèques publiques saoudiennes d’expurger leurs fonds de ses œuvres (çela va faire de la place car Qardhawî a publié plus d’une centaine de titres !) Bien entendu, celui qui reste à la tête de l’Union mondiale des oulémas musulmans – soutenue par le Qatar vous l’aurez deviné – a été dans la foulée exclu de la Ligue islamique mondiale, laquelle est installée à La Mecque.
Les billets précédents de cette série l’avaient déjà signalé, les vedettes des médias, notamment des commentateurs sportifs, ont été sommées, elles aussi, de choisir entre Doha et ses adversaires. Immanquablement, des problèmes insolubles vont se poser lors de la 23e coupe du Golfe organisée par le Qatar en décembre prochain. Bien entendu, la chanson et les loisirs n’échappent pas à la loi d’airain du boycott. Ainsi, Mohammed Abdu (محمد عبده فنان العرب), la grande star saoudienne de la chanson, surnommé « l’artiste des Arabes », a annulé, dès le 7 juin, un concert qu’il devait donner à Doha durant l’été. Un geste citoyen, en accord avec les décisions des autorités de son pays, d’autant plus « naturel » cependant que l’artiste est sous contrat avec la société Rotana. Il va sans dire que cet exemple sera suivi par tous les artistes qui travaillent pour la société du prince saoudien Walid ibn Talal, qui règne sur l’industrie des loisirs dans la région. Avec les sorties de l’après-ramadan, la grande saison cinématographique dans le monde arabe, on a pu constater que l’épidémie de boycott avait également gagné ce secteur. Le public qatari a ainsi été privé de la distribution de deux blockbusters égyptiens, Antar et Gawâb i’tiqâl avec Mohammad Ramadan.
Moins spectaculaire, il est une autre dimension à ce conflit, également lourde de conséquences à venir pour la région vis-à-vis de ce que certains milieux de la culture branchée mondialisée n’hésitent pas à appeler « la renaissance culturelle régionale », à savoir la mise en œuvre par les riches États de la région de mirifiques politiques culturelles, couplées à la création de nouvelles escales sur la route des marchés internationaux de l’art, en relais à des stratégies d’hégémonie régionale (inévitablement concurrentes comme on s’en aperçoit assez dans la crise actuelle). Adossé à toutes sortes d’initiatives qui vont de la création d’une infrastructure muséale de qualité internationale au financement de programmes de formation (cinéma notamment) en passant par d’innombrables projets nettement plus « chic et choc », un nouveau marché culturel régional, axé sur les pays du Golfe, s’est mis en place à partir de la dernière décennie du siècle dernier. D’ores et déjà, les milieux spécialisés évoquent, discrètement, quelques problèmes liés par exemple à des œuvres prêtées à une galerie de Doha par la fondation Barjeeel, une institution basée à Sharjah, aux Émirats…
Potentiellement, la crise actuelle pourrait avoir des répercussions beaucoup plus importantes sur le marché de la création régionale. En effet, les ressources, qui paraissaient jusqu’alors inépuisables, des sponsors du Golfe ont permis depuis plusieurs décennies aux créateurs arabes de trouver les appuis qui leur permettent de mener nombre de leurs projets (à commencer par celui de vivre de leur art). Certes, une telle collaboration n’est jamais totalement « gratuite » comme on s’en doute et les sponsors, aussi généreux soient-ils, attendent toujours quelque chose en retour de leur appui. Mais, il arrive aussi que la manne pétrolière soit intelligemment distribuée à des conditions qui ne sont pas léonines, et surtout les acteurs de la culture ont appris à multiplier leurs chances en diversifiant leurs ressources, en d’autres termes en collaborant, tout à tour, avec telle ou telle puissance tutélaire.
Précisément, le fait qu’ils vont désormais devoir choisir leur camp, opter en d’autres termes pour Doha ou bien pour Dubaï et Riyad, figure parmi les conséquences – difficiles à évaluer aujourd’hui – du conflit qui a éclaté (plutôt que commencé) il y a tout juste un mois. Alors que la concurrence effrénée entre les rois du pétrole a multiplié les possibilités pour les personnalités en vue de la région de trouver une niche pour faire valoir leurs talents, la crise actuelle, et ses probables développements à long terme, vont certainement réduire leurs possibilités de façon dramatique, alors que, par ailleurs, la crise financière due à la chute des cours du pétrole a déjà fait sentir ses conséquences, en Arabie saoudite notamment.