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Le Monde d’hier. Psychanalyse de l’Europe

Par Balndorn
Le Monde d’hier. Psychanalyse de l’EuropeLudwig Meidner, Paysage apocalyptique, 1913
Vaste autobiographie mêlée de mémorialisme, Le Monde d’hier, dernière œuvre de Stefan Zweig publiée de son vivant, synthétise à travers la trajectoire de cet Européen cosmopolite les enjeux de son écriture. Celle-ci semble naître des plaies meurtries de l’Europe au cours de son double suicide dans la première moitié du XXe siècle : tel est un psychanalyste, Zweig sonde l’inconscient collectif européen pour comprendre à quel point un siècle de foi dans le progrès a versé dans la barbarie généralisée.
L’histoire du Ça
Ami de Freud, Zweig explore les mêmes concepts que son camarade viennois, sous un vocable différent. Les multiples facettes de l’Europe d’avant-guerre que dessine l’écrivain décomposent peu à peu l’idéal du « Monde de la sécurité », en marche pas après pas vers un inéluctable progrès, et mettent à jour les forces « souterraines », « inconscientes » (les termes reviennent souvent), qui exploseront dans la tourmente de la Première Guerre mondiale. Aussi la double catastrophe du premier XXe siècle n’a-t-elle rien d’incompréhensible : elle découle, presque naturellement, des fractures sociales que s’efforçaient de nier les élites dites « progressistes ». Le Mal trouve toujours sa source dans le fruit : « Et c’est seulement quelques dizaines d’années plus tard, quand le toit et les murs s’effondrèrent sur nos têtes, que nous le comprîmes : les fondations étaient minées depuis longtemps et avec le siècle nouveau c’était aussi le déclin de la liberté individuelle qui avait commencé en Europe. »
La mise au ban de la jeunesse et la claustration des femmes suscitent tout particulièrement la verve de Zweig. Derrière son beau vernis, la société bourgeoise libérale fin-de-siècle cache un corset étouffant. En termes freudiens, le Ça trop longtemps refoulé finit par crever la surface du Moi à l’occasion de la Grande Guerre, lorsque le Surmoi de chaque nation, complètement désinhibé, en vint à faire appel aux forces sauvages de l’inconscient pour terrasser l’adversaire. Une société aussi rigide ne pouvait donc qu’accoucher de ses propres meurtriers ; car comme l’écrit Zweig à propos de l’éducation sévère des jeunes filles, « ce qu’oubliait complètement cette morale si sage c’est que quand on ferme la porte au diable, il force ordinairement l’entrée par la cheminée ou la porte de derrière. »
Le terme de « forcer » convient bien à cette Europe-là. Car c’est bien de force qu’il s’agit. Une fois libéré, le Ça européen devint incontrôlable, et les valeurs de Raison, de Prudence, de Discipline qui fondaient le socle des bourgeoisies occidentales s’effondrèrent d’elles-mêmes devant le culte de la Force prôné par les fascismes. Si généreux fut-il, le projet de paix porté par Wilson s’empêtrait dans le cadre obsolète de la croyance dans le Progrès et la Raison, et ne voyait pas les puissances terribles que la guerre avait déchaînées, et qui allaient de nouveau triompher sur la scène européenne. Comme ce jour de 1921, où Zweig fut le témoin impuissant d’une parade fasciste sur la place Saint-Marc de Venise : « Ce fut pour moi le premier avertissement : sous la surface apparemment paisible, notre Europe était pleine de courants souterrains menaçants. »
Décomposer les affects
Dans un monde de plus en plus violent, quelle place doit alors tenir l’écrivain européen ? Entre les deux catastrophes, Zweig, écrivain le plus vendu au monde, élabore peu à peu une morale pragmatique, et non dogmatique. Son esth-éthique, que l’on retrouve dans des chefs-d’œuvre comme Lettre à une inconnue et La Confusion des sentiments, se situe au croisement entre l’humanisme d’Érasme, auquel il consacra une biographie, et la psychologie freudienne. Au lieu de céder à la véhémence délirante qui gagne ses confrères européens, y compris jusqu’aux plus élégants artistes viennois, Zweig, avec des hommes comme Romain Rolland, garde la tête froide et les oreilles à l’écoute des tragédies collectives et personnelles. Toujours modeste et si peu théoricien, Zweig ne formule qu’une seule fois l’éthique qui guide ses mots : fustigeant ces écrivains devenus patriotes enragés qui « souhaitaient servir leur peuple par la langue et lui donner à entendre ce qu’il voulait entendre », il leur reproche d’« ignor[er] complètement qu’ils trahissaient ainsi la vraie mission de l’écrivain, qui est de sauvegarder et de défendre dans chaque homme l’humanité de tous. »
On voit qu’en dépit des critiques qu’il adresse à la vieille société bourgeoise de sa jeunesse, il en a en partie gardé la sagesse. Mais une sagesse assouplie, qui n’applique pas des principes a priori pour normer les comportements individuels, mais part de ces derniers pour définir des habitudes collectives. L’inversion en dit long : désormais la Raison ne plane plus au-dessus des hommes, qui doivent en tous points se soumettre à Sa volonté, mais elle scrute les parts les plus intimes de leur cœur pour en décomposer les affects, et tâcher de les mieux comprendre. Un procédé que l’on pourrait comparer avec la manière dont Zweig décrit sa méthode de travail. Par élagages successifs, l’écrivain élimine le superflu, pour ne garder du texte premier que les parties les plus savoureuses pour l’esprit. L’humilité et l’autocritique fondent l’art de Zweig : « Si j’ai conscience de quelque forme d’art, c’est l’art de savoir renoncer, car je ne me plains pas de voir que sur deux mille pages écrites mille huit cents atterrissent dans la corbeille et qu’il n’en reste que deux cents qui en sont l’essence filtrée. »
Le Monde d’hier, de Stefan Zweig, 1942Maxime

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