C’est une maison perchée sur une colline solitaire « comme si elle était venue se poser là, un soir, par hasard, après un long voyage aérien, en attendant d’ouvrir ses ailes et de s’envoler de nouveau. » Là, tout près de Barbacena, au sud-est du Brésil, Georges Bernanos et sa femme vivent avec quatre de leurs six enfants. Les deux aînés sont partis se battre, en Europe, dans le camp des Alliés.
Chaque matin, sur son cheval Oswald, Bernanos descend jusqu’à la ville. Il va au café pour écrire, « faute de mieux, faute de pouvoir rendre des services plus utiles à mon pays. » Qu’importe, le vétéran de 14-18 sait « qu’à la guerre, du premier au dernier combattant, chacun doit assumer ses responsabilités comme si le sort des armées dépendait de lui seul. »
Dans les journaux brésiliens ou pour la radio anglaise, Bernanos commente les événements, les analyse, inlassablement : « Le désir de l’ennemi est précisément que nous renoncions à comprendre. » L’homme avoue ses doutes, ses craintes. Il ironise, interpelle son lecteur, le bouscule. Toujours il s’interdit de prêcher « comme ces pieux confrères dont tous les discours tournent en sermon, comme le mauvais vin tourne en vinaigre. »
Par moments, face à certains dégoûts, la colère de Bernanos éclate en malédictions contre « les entremetteurs et les casuistes, les intellectuels pourris, les vieillards macérés dans l’impuissance et la rancune comme un cadavre dans les aromates. » Entre ces tempêtes règne le grand calme de « la véritable espérance, c’est-à-dire une espérance indéfinie, sans mesure. »
Lorsque prend fin la Seconde Guerre mondiale, et que Bernanos quitte le Brésil, l’écrivain a produit des centaines et des centaines de pages. Un grand nombre de ces textes furent rassemblés dès 1948. D’autres encore, qui vinrent s’ajouter aux éditions ultérieures, sont aujourd’hui réunis en un volume distinct qui porte le titre d’un de ces articles de combat : la Révolte de l’esprit.
Notons d’abord la date des premiers articles « brésiliens » : 1938. Ce ne n’est pas le désastre militaire qui a chassé Bernanos de France. « C’est Munich, dont je n’ai pu supporter l’outrage. » Munich ou la trahison de la France par ses élites, « économiquement et moralement asservies à un système et à un monde hostile. »
Ce système, c’est une « philosophie pratique de la vie » où la technique se substitue au génie, l’argent à l’honneur, et où la possibilité du bonheur s’éloigne derrière la fausse garantie de la sécurité confondue avec l’ordre. Face à la dictature du « réalisme », soutenue par la « toute-puissance technologique » la France possède une vocation spirituelle : « maintenir le monde à l’intérieur de l’Humain ».
Hélas, prisonnière de « l’idée absurde que tout changement est révolutionnaire », la France s’est ralliée au prosaïsme des démocraties conservatrices d’Europe qui « déclaraient, par exemple, en 1930, aux applaudissements des imbéciles, qu’on n’achète jamais la paix trop cher. » La déroute de 1940 et Vichy n’en sont que les prolongements logiques. En se trahissant, la France a trahi tous les pays qui sont en droit d’attendre d’elle la grandeur. Après la honte, non pas de la déroute mais de la justification de la déroute, « la France doit au monde une révolution. »
C’est la Résistance qui va laver l’honneur. En 1944, Bernanos glorifie les derniers moments d’un condamné anonyme :
« Tandis qu’il regarde trembler sur ses genoux sa pauvre main déjà durcie par le travail, ayant aux lèvres le « Pourquoi m’avez-vous abandonné ? » de la Très Sainte Agonie, (…) il sent peser sur lui la réprobation de la France officielle, le regard méprisant de tous ces notables, pour lesquels il ne sera jamais qu’un terroriste, un voyou. »
Le passage fait écho à sa célèbre Lettre aux Anglais, publiée en 1943 par les Cahiers du Témoignage Chrétien, où Bernanos, après avoir forcé le lecteur à ne pas détourner le regard, offrait au martyr la consolation de sa foi dans l’esprit, en l’homme et hors de l’homme :
« Oh ! vous qui vous demandez amèrement si vous ne mourez pas en vain, le soupir qui s’échappe de vos poitrines crevées par les balles n’est entendu de personne, mais ce faible souffle est celui de l’Esprit. »
Nous voici revenus à l’esprit. « Mais l’esprit tout nu, ce n’est rien. Il faut l’habiller », remarquait Léon Werth, à la même époque, dans son journal de guerre. Bernanos lui donne les habits de « l’un de ces garçons de seize à dix-huit ans que la Résistance ouvrière, centre et foyer de la Résistance française, donne par centaines à la Nation. » Quand Paris est libérée par une insurrection, Bernanos y voit enfin un signe que la France en revient à sa tradition révolutionnaire historique momentanément interrompue.
Mais déjà l’auteur s’inquiète de la paix. Sera-t-elle une vraie réconciliation ou un « partage des Marchés » ? Une véritable paix ne sera fondée que par le génie de la liberté, que la France a « reçu de la Grèce et régénéré dans l’eau du baptême. » De la Grèce, et non de Rome dont le césarisme préfigurait le « socialisme d’Etat » propagé par les légistes de la Renaissance. La Chrétienté française, indissociable de l’idée de liberté, remonte beaucoup plus loin, aux temps des cathédrales « si hautes et si ouvertes que nous avons appris à ne pas craindre les courants d’air. »
Démocrate libéral, alors, Bernanos ? « Je me dispenserai même de me proclamer démocrate aussi longtemps que je devrai partager ce nom avec (…) les hommes des trusts, les maîtres de la spéculation internationale. » L’écrivain refuse de distinguer entre capitalisme d’Etat et capitalisme privé, des étiquettes qui recouvrent « la même marchandise — l’absolutisme de la Production, la dictature du Profit, une civilisation unitaire et naturaliste. »
Ce thème lui inspire une critique clairvoyante de la technique qu’il développera après la guerre dans son essai La France contre les robots :
« L’homme moderne demande aux machines, sans oser le dire ou peut-être se l’avouer à lui-même, non pas de l’aider à surmonter sa vie, mais à l’esquiver, à la tourner, comme on tourne un obstacle trop rude. »
L’armistice met fin aux chroniques de guerre dont un premier recueil, Le Chemin de la Croix-des-Ames, paraît en 1948, l’année de la mort de Bernanos, et que complète la Révolte de l’esprit.
Dans quelques pages d’autobiographie rédigées en 1945, tout à la fin du présent volume, Bernanos résume sa formation morale au sein d’une famille royaliste et catholique et se souvient d’y avoir entendu parler « très librement et souvent très sévèrement » des royalistes et des catholiques. « Je crois toujours qu’on ne saurait réellement « servir » — au sens traditionnel de ce mot magnifique— qu’en gardant vis-à-vis de ce qu’on sert une indépendance de jugement absolue », confie-t-il. « C’est la règle des fidélités sans conformisme, c’est-à-dire des fidélités vivantes. »
Voilà le principe qui régit cette pensée foisonnante et irréductible aux étiquettes, placée sous l’influence de Charles Péguy et sous le double signe de la liberté et de la charité, c’est-à-dire l’amour divinisé. Catholique antifranquiste, monarchiste épris du « grand mouvement de 1789 » mais antimatérialiste, antimoderne réfractaire au conservatisme et à « l’esprit de vieillesse »… Aucun parti, aucun clan ne peut réclamer Bernanos tout entier, aucun mot ne semble le résumer.
Il y en a un peut-être, à la définition duquel Georges Bernanos s’est efforcé de correspondre. Il s’agit d’un homme qui, « en remplissant les devoirs de sa profession (…), cherche toute sa vie (…) non pas la solution de problèmes particuliers, mais à se faire l’idée la plus claire possible des problèmes généraux qui se posent à tout esprit libre ». A l’opposé d’un technicien ou d’un bureaucrate, c’est « un homme qui sait courir le risque de juger, car juger est toujours un risque. » Le XVIIe siècle l’appelait : « l’honnête homme. »
Sébastien Banse
Georges BERNANOS, La Révolte de l’esprit. Les Belles Lettres, 420 pages, 15 €
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