Magazine Société

Moi, Harold Nivenson, de Sam Savage

Publié le 15 juillet 2017 par Francisrichard @francisrichard
Moi, Harold Nivenson, de Sam Savage

J'aurais pu être un écrivain mineur à succès, mais j'étais un écrivain majeur raté. C'est moi qui vous le dis, Moi, Harold Nivenson. Pour compléter le tableau, je peux même vous dire que j'ai toujours été fou, mais la plus grande partie de ma vie je me suis cru normal...

Le héros du roman de Sam Savage est au soir de sa vie. Il se raconte. Mais, pour se raconter, il rassemble les morceaux épars de sa vie façon puzzle, comme ils lui viennent. Sans doute parce qu'enfant il était fana de puzzles, encouragé en cela par ses parents.

Son frère et sa soeur s'arrangeaient invariablement pour subtiliser une seule pièce d'un puzzle, qu'ils cachaient ou même détruisaient. C'était le régime de torture qu'ils imposaient à leur cadet, qui se demandait à chaque fois, avec angoisse, si le puzzle était complet...

Dans le doute, il s'évertuait cependant à le terminer (même quand, finalement, le puzzle s'avérait incomplet et qu'une pièce manquait bien, comme il le redoutait), à terminer quelque chose qui ne pouvait l'être et à considérer cela comme le cours normal des choses:

Au lieu de poursuivre un but impossible, je voulais mener à bien un projet irréalisable, et tel fut désormais le but irréalisable de toutes mes actions.

A défaut d'une oeuvre, j'ai contracté l'habitude de créer des fiches, dit-il. C'est à partir de l'existence de ces fiches qu'il peut dire de lui qu'il est un écrivain dissimulé et qu'il pourra, le jour venu, rédiger son manifeste, sa déclaration de principes, d'inspiration euclidienne...

Le narrateur narre son histoire, sachant donc pertinemment qu'une histoire est un puzzle dont les pièces, au lieu de trouver leur place dans l'espace, la trouvent dans le temps. Ce qui ne veut pas dire qu'elles apparaissent pour le lecteur dans l'ordre chronologique...

Si les pièces de ce puzzle ne trouvent pas leur place dans l'espace, cela ne signifie pas non plus que cette histoire vraie se situe nulle part: elle se déroule,depuis 20 ans dans la même maison, qui se dégrade, et dans le même quartier, qui, lui, change.

Ce collectionneur de tableaux, dont l'un des protégés a bouleversé l'existence, n'a pas une philosophie de la vie individuelle très enthousiasmante: il pense qu'elle est absurde, complètement inutile, et stupide, et n'a pas d'autre but que la reproduction et la mort...

Ce désenchantement favorise toutefois sa lucidité. Assis dans son fauteuil, il observe de sa fenêtre les gens qui vaquent à leurs occupations quotidiennes. Ils se croient libres, alors que leur vie est régie par des milliers de minuscules décrets:

Ils sont les prisonniers d'un réseau de règlements, d'édits et d'ordonnances dont ils sont les victimes quasi impuissantes, étant donné que toute opposition les conduit inévitablement à s'en retrouver plus inextricablement encore les captifs.

Il n'est pas nécessaire de trouver la vie absurde pour s'en rendre compte. Comme cet homme quelque peu fortuné manie l'autodérision avec bonheur, peut-être la pratiquer lui est-il suffisant pour faire ce constat sur l'humaine condition dans les pays dits libres... 

Francis Richard

Moi, Harold Nivenson, Sam Savage, 192 pages, Les Éditions Noir sur Blanc (traduit de l'anglais par Marc Amfreville)


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Francisrichard 12008 partages Voir son profil
Voir son blog

Magazine