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Durable

Publié le 18 juillet 2017 par Rolandlabregere

Voilà un mot qui a su s'assurer un destin. Dans le langage quotidien le terme est associé à de multiples références. Accolé à développement, il constitue pour le grand public un repère, un ensemble de références et plus largement, un label. L'expression développement durable, et le concept qui en résulte, se sont lentement élaborés dès la fin des années 1960 dans le contexte d'apparition de questions nouvelles liées à l'environnement (pluies acides, pollution des eaux, grandes catastrophes industrielles comme celle de Seveso en 1976 ou de Bhopal...). Ces événements ne relèvent plus de la responsabilité exclusive des Etats. En ce sens, l'expression développement durable porte une coloration internationaliste. Les risques technologiques comme les pollutions ne sont pas impressionnés par les barrières géographiques des frontières. Ces dernières se sont avérées incapables de contenir le nuage radioactif en provenance de Tchernobyl dans les jours qui suivirent la catastrophe[1]. A défaut de voir passer les anges, les citoyens ont dû composer avec le nuage agrémenté de radioactivité.

La publication Notre avenir à tous, citée le plus souvent sous le nom de (1987) émane de la Commission mondiale sur l'environnement et le développement conduite au sein de l'Organisation des nations unies présidée par la norvégienne Gro Harlem Brundtland. C'est dans ce texte fondateur, universellement reconnu, qu'apparaît officiellement pour la première fois l'expression de " sustainable development ", qui sera ultérieurement traduit par développement durable.[3] A sa parution, ce document ne jouit pas d'une audience importante dans les médias. Le mouvement de la décroissance, émergent à cette période, élabore les premiers éléments d'une contestation politique de ses principes. Serge Latouche, un des premiers contempteurs du développement durable, s'écrie " A bas le développement durable ! Vive la décroissance conviviale ! "[4] Il faut toutefois attribuer à la notion de développement durable la capacité d'avoir exercé une grande influence sur les acteurs publics et les organisations de défense de l'environnement qui reconnaissent l'utilité d'une réflexion et des dispositions qui en découlent. Le développement durable est alors entendu comme " un développement qui répond aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ". C'est une approche systémique qui est privilégiée : le développement durable associe l'économie, le social et l'environnement. La dimension démocratique et les questions de la gouvernance de l'environnement s'agrègent aux composantes fondamentales du développement durable. Dans l'esprit de Notre avenir à tous, le développement économique devrait être au service des besoins des populations pour favoriser la création de richesses sans exclusion à travers des modes de production et de consommations durables. De même, les besoins humains sont une priorité. L'environnement doit être préservé et valorisé notamment par l'utilisation raisonnée des ressources naturelles et par la prévention des impacts environnementaux.

Dès les années 1980, l'expression développement durable et l'adjectif durable en particulier ont suscité des controverses, des débats parfois passionnés. Durable a d'abord était traduit par soutenable, terme qui avait la préférence des premiers traducteurs canadiens du rapport coordonné par Gro Harlem Brundtland. En français, c'est le terme durable qui s'est imposé en sous-entendant qu'il exprime une indispensable cohérence entre les besoins des Humains et les ressources disponibles sur Terre à long terme. Pour autant, il n'est pas accepté unanimement. Les tenants de la décroissance, les courants altermondialistes voient dans le développement durable une forme d'imposture. Le développement dit durable instrumentalise le respect de l'environnement. Pour les plus radicaux, le développement durable cache une idéologie dont le projet consiste à aménager le mode de vie actuel pour éviter de se poser la question de son changement. " Il n'y a pas d'objets ou de technologies durables, seuls les modes de vie peuvent l'être [5]", mentionne Niko Paech, économiste de la post-croissance. Si les critiques restent diverses et ne se sont pas tues, (la notion de durabilité est perçue à la fois comme floue, dangereuse, pensée comme une démarche commerciale, identifiée à une nouvelle religion...), la question du développement durable est désormais ancrée dans les politiques publiques, les démarches éducatives et la vie sociale et économique.

Les politiques publiques ont intégré pour les projets qu'elles soutiennent des dimensions économiques, sociales et environnementales. Le développement durable n'est cependant pas accepté avec la même ferveur selon les différents niveaux décisionnels. Parfois, l'éducation au développement n'échappe pas à un effet vitrine et peine à s'imposer comme une dimension pourtant essentielle de la formation du citoyen. Dans l'ombre ou la pénombre des couloirs des ministères ou bâtiments bruxellois, des lobbies, des forces politiques sensibles aux discours lénifiants de certains milieux d'affaires repoussent à plus tard la compréhension d'un monde en mouvement dont la complexité nécessite de sortir des paradigmes de l'économie et du capitalisme industriels pour aller vers des sociétés qui intègrent dans leur projet de nouvelles formes d'économie associant des démarches écologiques, les énergies non fossiles, le commerce équitable. L'invention et l'expérimentation d'alternatives s'imposent comme les impératifs de nos sociétés minées par les crises de toutes sortes.

Avec le développement durable, l'agriculture s'est sentie interpellée et s'est demandé comment intégrer cette approche mise en valeur par le discours officiel. Durable s'impose comme un label. Il apporte une image de sérieux, de qualité. Il porte l'idée de l'intérêt général. Quelques exemples montrent la capacité de ce terme à exprimer les questions vives de nos sociétés.

L'agriculture durable correspond à des objectifs et des pratiques dont l'agriculture n'aurait jamais dû s'écarter (préservation du sol, protection des ressources hydriques, conservation des ressources génétiques et de la biodiversité, aménagement des pâturages naturels, dispositions vis-à-vis de la désertification...). Elle vise à répondre aux besoins alimentaires des générations présentes en tenant compte de ceux des générations suivantes. Cette vision de l'agriculture lie l'économie à la qualité de la production. Elle promeut une agriculture " saine pour l'environnement et socialement équitable, [elle] répond aux besoins d'aujourd'hui sans remettre en cause les ressources naturelles pour les générations futures "[6]. L'agriculture paysanne reprend à son compte les principes de l'agriculture durable qu'elle approfondit en intégrant la dimension humaine. L'une et l'autre s'opposent à l'agriculture intensive insatisfaisante aux plans humain, environnemental et économique. L'agriculture paysanne a pour visée de permettre à un maximum de paysans répartis sur tout le territoire "de vivre décemment de leur métier en produisant sur une exploitation à taille humaine une alimentation saine et de qualité, sans remettre en cause les ressources naturelles de demain. Elle doit participer avec les citoyens à rendre le milieu rural vivant dans un cadre de vie apprécié par tous."[7]

La ville durable pensée par les architectes et les urbanistes est revendiquée par la réflexion sur l'évolution de la politique de la ville. Cette notion trouve sa traduction " dans diverses actions sectorielles, partielles, ponctuelles et à caractère expérimental [8]". Elle génère un urbanisme durable, aujourd'hui réduit à une réflexion prospective, qui vise à intégrer " une dimension sanitaire " qui le démarquerait des énergies fossiles car il " serait tourné vers les nouvelles sources énergétiques renouvelables encore à développer "[9].

Durable a un envers. Ses lendemains ne sont pas forcément chantants. Si des alertes en faveur d'une agriculture responsable, agriculture biologique ou plus idéalement agro-écologie, viennent contrarier les discours à vocation consensuelle, les pratiques raisonnables auxquelles appelle le développement durable restent sans effet sur les comportements liés à l'agriculture conventionnelle. Le plan Ecophyto ne parvient pas atteindre ses objectifs. Lancé peu après le Grenelle de l'environnement (2009), cet ensemble d'actions plus pédagogiques que réglementaires avait pour ambition de réduire initialement de moitié l'usage des herbicides, fongicides et insecticides d'ici à 2018 " afin de concilier les performances écologiques et économiques tout en préservant la santé publique "[10]. Professionnels utilisateurs et industriels traînent les pieds. Pour faire bonne figure, l'objectif a été repoussé à 2025. La santé publique n'est pas à une décennie près. La voilà invitée à une attente durable ! Par ailleurs, ce qui sera durable dans les effets et les retombées, ce sont les 60000 tonnes[11] de pesticides achetées par le secteur agricole en 2014. L'agriculture intensive, industrialisée risque en effet de peser avec des conséquences durables sur la qualité de l'eau, la vie des sols et la santé des populations riveraines des zones agricoles. Bienvenue dans le monde du glyphosate ![12] Le développement durable exige sa part de démocratie que la traditionnelle et confortable cogestion entre les organisations professionnelles et le ministère de l'agriculture contrarie. " On ne peut pas faire comme si l'on n'avait pas progressé dans la connaissance des pesticides depuis 2006... comme si la maladie de Parkinson et les lymphomes n'avaient pas fait leur apparition au tableau des maladies professionnelles agricoles ", souligne Jean-François Deleume, médecin et président de l'association Eau et rivières de Bretagne.[13]

De rares voix laissent entendre que l'agriculture des pays riches, ceux du Nord, contribue à creuser les déséquilibres économiques, écologiques et humains avec les pays du Sud. Pour Marc Dufumier, professeur émérite à AgroParisTech, la faim et la malnutrition dans le monde sont dues à la concurrence que " nous faisons aux pays du Sud en leur vendant à bas prix notre agriculture industrielle...[...] produisons et exportons moins de tout ce dont on est excédentaire et leurs paysans retrouveront un revenu suffisant pour investir, produire du fumier, fertiliser leurs champs... tous les peuples ont intérêt à valoriser les potentialités productives de leurs terroirs, avec une agriculture artisanale créatrice d'emplois "[14].

Ainsi, en tension avec le discours public, durable pourrait recéler des connotations ambigües. En devenant une doctrine officielle, le développement durable par le choix de privilégier l'évolution des attitudes et des comportements par l'éducation aux petits gestes fait silence sur les enjeux majeurs qui traversent aujourd'hui l'ensemble des sociétés. Les collectivités (régions, départements, communes) ont inscrit le développement durable dans leurs programmes, projets et ambitions. Sous le signe d'intentions rassembleuses à forte tonalité consensuelle, le développement durable s'est imposé comme une démarche obligée, délibérément apolitique, une cause transversale qui rassure parce qu'elle apporte un sens nouveau au discours politique. De plus, cette cause à vocation unanimiste est supposée faire les bonnes (ré)élections. Pas de porte-à-porte de campagne électorale sans une petite chanson douce en faveur de la nature. Dans la panoplie du candidat, d'affriolants flyers sont en bonne place et masquent l'intention de repousser à plus tard la question écolo-environnementale et qui permettent surtout d'éviter une critique politique de la modernité. Derrière le terme de développement durable, cosmétique des politiques publiques, ce sont les sciences, le droit, la justice, la démocratie qui ne sont ni interrogées ni repensées.

Développement durable, dégoûts et couleurs

Le lexique scientifique lié à l'environnement et aux sciences de la Terre, quant à lui, s'enrichit de définitions nouvelles. L'eau prend des couleurs. Si la pollution industrielle donne parfois aux cours d'eau d'étonnantes allures d'images impressionnistes, les lexicologues décrivent désormais l'eau selon un savant code chromatique.

Vous avez en tête une image de plages lointaines, véritable invitation à l'exercice du droit à la paresse ? Vous imaginez l'eau d'un bleu profond. L'eau bleue existe et la Commission d'enrichissement de la langue française[15] vous propose d'aller à sa rencontre. L'eau bleue désigne l'eau issue des précipitations atmosphériques qui s'écoule dans les cours d'eau jusqu'à la mer, ou qui est recueillie dans les lacs, les aquifères ou les réservoirs[16]. On peut la toucher du bout des doigts. L'eau bleue remplace l'eau de pluie. L'eau verte, de son côté, est la " part de l'eau issue des précipitations atmosphériques qui est absorbée par les végétaux ". A ces eaux à connotation positive, s'adjoignent deux autres types d'eau : les eaux grises et les eaux noires. Les premières sont le résultat des " activités domestiques ". Naguère dénommées eaux usées, provenant des usages domestiques et industriels, elles sont recyclées pour être renvoyées propres dans la nature et vivre une deuxième vie. L'eau va à l'usine pour être débarrassée de ses polluants. L'eau est une ressource qui, par un enchaînement de procédés industriels qui doivent répondre aux exigences de sécurité et de qualité sanitaire, revient dans le circuit domestique. Enfin, les eaux noires qui " n'ont pas vocation à être réutilisées " sont chargées de déchets et sont considérées comme polluantes par la convention MARPOL[17]. On notera que le singulier s'attache à décrire les phénomènes naturels alors que le pluriel stigmatise l'activité humaine sous différentes formes. Les multiples composants des eaux noires peuvent contribuer à l'eutrophisation qui se manifeste par la réduction de l'oxygène. Au plan sanitaire, les polluants des eaux noires peuvent favoriser le développement des bactéries et des virus, participant à la présence de parasites mais aussi de résidus de médicaments (antibiotiques, antidépresseurs, bêtabloquants, contraceptifs oraux) dans les eaux de baignade ou même de boisson (en s'infiltrant dans le réseau d'eau potable). Au final, il se pourrait que l'eau de rose soit d'un bon soutien à la santé. A tout prendre, il est sans doute préférable de côtoyer les fleurs bleues plus que les algues vertes.

Développement durable, l'oxymore absolu

Pour mémoire rappelons que l'oxymore associe deux réalités, deux termes contradictoires dans le même groupe grammatical afin de frapper le lecteur ou l'auditeur d'une sorte de dissonance expressive, tantôt poétique (" le soleil noir de la mélancolie "), tantôt ironique (" une sublime horreur "). " Cette obscure clarté ", oxymore forgé par Corneille, reste dans toutes les mémoires. L'oxymore a pour fonction de créer un effet de surprise et d'exprimer quelque chose hors de la logique ou hors de l'attente du destinataire. Dans la profusion de messages des sociétés aux technologies sans cesse renouvelées, l'oxymore est la figure qui domine la production rhétorique. Plus que jamais cette figure que les poètes ont annexé les premiers à leur viatique, rejoints plus tard par les gens de la publicité et de la communication, colle parfaitement à l'air du temps. L'oxymore crée une tension entre deux principes qui tirent chacun de leur côté. Cela lui vaut d'avoir la capacité à restituer la complexité des situations. Les termes mis en face à face invitent le lecteur ou l'auditeur à accéder à une signification nouvelle.

L'oxymore fait les titres qui marchent. Certains ouvrages doivent leur succès à sa puissance évocatrice. Un merveilleux malheur[18], de Boris Cyrulnik, montre, par exemple, comment des enfants arrivent à se sortir des pires malheurs et deviennent des adultes heureux. En littérature, l'oxymore fait les titres bien frappés, attirants et intrigants. Dans son roman, Le Cantique de l'apocalypse Arto Paasilinna décrit le chaos qui suit l'effondrement de l'économie et la fin du pétrole en termes franchement paillards où se mêlent sans confusion, l'utopie, le fantastique, la dérision et l'humour façon finlandaise. Qui refuserait d'entrer dans une histoire qui conduit le lecteur de la chute du mur de Berlin à la fin du monde un peu plus de trente ans plus tard ? L'apocalypse joyeuse est un oxymore à usages multiples : il ouvre à la réflexion, à la jubilation et à la contemplation.

Côté environnement, l'oxymore n'est pas en reste. La conférence de Rio[20] a interrogé la relation entre la protection de l'environnement et la croissance des économies. Les deux sont-elles compatibles ? L'économie dite verte compte sur la croissance verte, désormais inscrite dans le marbre de la loi[21], pour créer des emplois de même couleur. Formellement, la juxtaposition des deux termes, croissance et verte, produit un oxymore des plus classiques. Cet exemple montre que l'oxymore, devenu figure de proue de la communication publique, est dépendant du contexte dans lequel il se développe. Dans le cas de croissance verte, il indique que cette croissance verdie ne peut s'épanouir que dans le contexte d'une économie en bonne santé. Cette figure emblématique des communications du temps présent est néanmoins attachée à une vision du monde. Croissance verte est un oxymore pour les tenants de la décroissance et pour les écologistes alors que cette expression témoigne pour les économistes libéraux d'une orientation possible pour le développement de nouveaux emplois. Les néolibéraux, de leur côté, tiennent croissance verte pour une formule creuse et ambigüe.

Selon Bertrand Méheust, l'expression " développement durable " est l'exemple le plus en vue pour souligner la force de cette figure. Il montre que cette expression prise au pied de la lettre " contient sa contradiction [22]". Considérons l'usage fréquent de l'oxymore " développement durable " dans l'univers des médias. L'expression est porteuse de valeurs fortes et positives. Que cache le consensus apparent de cette figure ? Que signifie-t-elle si nous ne nous arrêtons pas à son seul énoncé ? Sans doute, que notre soif de croissance conduit la société à vouloir produire toujours plus de biens matériels, mais qu'il s'agit d'un modèle de développement inconcevable dans un monde fini alors que le développement est pensé comme infini. Pour Bernard Menheust, " développement durable " est un slogan qui " peut devenir un outil de propagande ". L'oxymore a pour fonction, selon lui, de " maintenir les esprits captifs de l'illusion que la société peut continuer dans la voie dans laquelle elle est engagée, avec seulement des retouches, même importantes ". C'est, selon l'auteur, une illusion.

Un oxymore bien trempé a une fonction de rêve et d'apaisement. Quand on veut qu'un slogan soit mémorisé, le recours à l'oxymore s'avère être une recette qui marche. La mémorisation d'une formule contradictoire est facilitée par des termes qui ne sont pas habituellement des amis de trente ans. Bernard Menheust explique que les oxymores peuvent être utilisés pour " favoriser la déstructuration des esprits, devenir des facteurs de pathologie et des outils de mensonge "[23].

L'oxymore est néanmoins séduisant : il se présente comme un numéro de claquettes bien en place. Observons quelques exemplaires aujourd'hui totalement banalisés appartenant à divers registres pour lesquels la communication est effervescente. Celui de la politique ( Immigration choisie, discrimination positive), celui de la guerre ( guerre propre, frappes chirurgicales), celui de l'économie ( capitalisme régulé, capitalisme à visage humain, capitalisme moral, commerce éthique), celui de l'agriculture ( engrais propres, croissance verte)... dans tous les cas, il s'agit de fusionner deux réalités contradictoires. L'usage de l'oxymore favorise la destruction des catégories et produit l'illusion de la simplification du réel. Développement durable, apparaît pour Bertrand Méheust comme l'oxymore total, celui qui, transformé " en " injonction contradictoire ", devient un poison social. Le langage exprime déjà ces tensions et cette fuite devant le réel. Une novlangue libérale dont la fonction principale est de gommer les réalités qui fâchent, les aspects de la condition humaine qu'il convient de masquer, est en train de prendre la suite de l'ancienne novlangue nazie ou communiste. [24]"

Le lecteur pressé qui découvrira cette dernière assertion pourra y prêter une intention excessive, une exagération idéologique. Ce serait ignorer les contradictions et les approximations attachées à cette notion. Est-il réaliste d'affirmer que le développement des 20% de la population mondiale qui consomment 80% des ressources naturelles puisse être durable ? En définitive, développement durable se découvre comme une notion floue qui peut se rapporter aux registres du développement humain ou du développement économique. Les professionnels de la mercatique l'utilisent dans leurs argumentaires. Chacun peut être amené à concevoir sa propre définition du développement durable. " La société de croissance n'est pas soutenable, et le " développement durable " n'est qu'un gadget à ranger sur le rayon des tartes à la crème. Ce n'est pas l'adjectif " durable " ou " soutenable " qui est en cause, mais la notion même de développement "[25], tranche Jean-Claude Besson-Girard. Prêter l'oreille à de tels propos pourrait engager la réflexion sur un autre chemin. Tout n'est pas rose en effet dans les propos verdis truffés de demi-vérités, d'approximations calculées ou de mensonges plus ou moins bien dimensionnés. La question climatique accumule toutes les formes de cacophonie[26] sur fond d'intérêts, de certitudes branlantes et d'options idéologiques irraisonnées. En toute lucidité, Nicolas Hulot explique qu'il est frappé " par l'indigence des partis politiques sur la question du climat[27] ".

Faire participer les habitants, mobiliser les citoyens et faciliter leur engagement dans des projets leur permettant d'améliorer leur cadre de vie sont des perspectives conformes à la déclaration de Rio de 1992. On ne peut que se réjouir de voir se multiplier les initiatives qui contribuent à la consolidation des relations entre habitants de tel ou tel quartier, de telle ou telle commune. Ce serait toutefois illusoire de supposer que l'addition des gestes individuels suffirait à faire évoluer le système dans son ensemble. C'est vers un projet de transformation globale que la société doit se diriger. L'économie doit changer ses visées. La crise écologique a partie liée à la crise économique. C'est la perspective portée par Cyril Dion[28] pour qui la recherche sans limite de la croissance matérielle gavée au consumérisme de masse porte en elle le risque d'un effondrement global susceptible de déclencher une infinité de crises.

L'éducation à l'environnement ne recèle-t-elle pas des contradictions à ce jour peu travaillées ? Si éduquer à l'environnement, c'est chercher à accompagner la personne dans un processus de compréhension du monde pour l'aider à devenir un acteur averti et responsable, est-il cohérent que cette éducation n'approche l'environnement que par la cumulation d'actions, qui tout en étant légitimes et rigoureuses, laissent entendre que la partie équivaut au tout. Cette vision métonymique de la diffusion des principes du développement durable met les citoyens à distance des grands enjeux environnementaux. Il ne vient à l'esprit de personne de contester le bien-fondé d'actions visant à agir contre le gaspillage alimentaire, à initier au fonctionnement d'un site de compostage partagé ou encore de travailler à la protection de la biodiversité. Ces actions sont utiles et peuvent déclencher des processus réflexifs. Que dire toutefois des collectivités (communes, départements, régions, métropoles) qui vantent ce type d'actions et dans le même temps soutiennent des projets touristiques qui livrent des espaces forestiers aux bulldozers ? Comment concilier les grands projets d'équipements dont l'inutilité est avérée mais qui sont défendus par des collectivités porteuses de projets localisés d'éducation à l'environnement ? Comment éduquer à la préservation des paysages quand l'étalement urbain produit une " France périphérique[29] " qui se découvre délaissée, reléguée et déclassée ? Que va apporter la préservation d'une haie au regard de la stérilisation durable de plusieurs centaines d'hectares de terres agricoles pour installer un équipement contesté par la population et désigné unanimement comme un projet inutile ? Construire ici un hôtel pour insectes polinisateurs, informer là par un panneau des vertus du fauchage tardif, installer ailleurs un point de compostage collectif constituent indéniablement des initiatives qui actent une prise de conscience. Ces initiatives sont-elles cependant en harmonie avec les décisions des collectivités qui les proposent ? N'est-ce pas entretenir un simulacre autour de la citoyenneté que de vanter la préservation de l'environnement et l'éducation au développement durable dans ces contextes de double langage ? Est-ce parler avec emphase que d'appeler les pratiques dites bonnes liées aux politiques du développement durable à des démarches globales, amarrées à une vie démocratique authentique ? Si l'urgence est reconnue par les experts du climat, elle doit devenir une composante des pratiques et des gens de pouvoir, décideurs hic et nunc de nos perspectives de vie.

Développement ou bonheur durable ?

Les nombreuses approches du développement durables portent des intentions qui résonnent dans la vie personnelle ou intime des citoyens. Les liens entre les problématiques environnementales et les inégalités sociales et culturelles sont désormais clairement identifiés. Que ce soit devant l'accès à des ressources naturelles de qualité ou face à l'exposition aux risques environnementaux, les populations ne sont pas traitées identiquement. Les politiques de développement durables annoncent une volonté de faire reculer les inégalités territoriales qui sont, dans la plupart des situations, des inégalités sociales. Parler de bien-être des populations n'engendre pas forcément d'innovations sociales significatives en matière d'environnement. Pourtant, la rhétorique nouvelle qui est à l'œuvre dans la communication autour de l'environnement, de l'écologie et du développement durable impose le recours à des formules nouvelles, des mots à forte connotation positive. Un vocabulaire nouveau s'installe. Les transports deviennent mobilités. Les villes sont dites douces à vivre parce que devenues écomobiles. Elles veulent être respirables. Les parcs publics se labellisent en écojardins. Les citoyens sont invités à circuler en autopartage pour se rendre à l'hypermarché le plus proche. La rénovation de l'immobilier devient l'éco-réhabilitation. Il y a désormais au moins un écoquartier près de chez vous. La communication ruisselle de promesses. Cette profusion lexicale traduit la réalité qui vient. Les mots nouveaux font rêver. Ils parlent d'administrer le bonheur. Disent-ils vraiment ce qu'ils annoncent ? D'ailleurs dans le discours public, développement durable s'efface au profit de transition.

Durable
Plus de liens, moins de biens consommables et consommés pourraient être la porte d'entrée vers un projet de bonheur. Sans blablabla ni tralala, convertir les promesses de bien-être livrées par les discours publics en intentions de bonheur pourrait être salutaire pour tous. Qui mieux que Jean Giono [30] pourrait nous y inviter, faciliter notre passage du bien-être au bonheur, durable, cela va de soi. Extrait d'une de ses dernières chroniques, composées entre 1966 jusqu'à sa disparition :

" A mesure que l'habitude du bonheur s'installe, un monde nouveau s'offre à la découverte,qui jamais ne déçoit, qui jamais ne repousse, dans lequel il suffit parfois d'un millimètre ou d'un milligramme pour que la joie éclate. Il ne s'agit pas de tout ployer à soi, il ne s'agit que de se ployer aux autres. il ne s'agit plus de combattre (et s'il faut continuer à combattre sur un autre plan, on le fait avec d'autant plus d'ardeur), il s'agit d'aller à la découverte et quand on a les sens organisés en vue du bonheur, les rapports à découvrir se proposent d'eux-mêmes ".

Le texte intégral de cet article est paru dans le n° 173 de Ressources éducatives, revue de la Foéven (Fédération des oeuvres éducatives et de vacances de l'éducation nationale).

[3] Le rapport est accessible sur de nombreux sites. Il a été édité en français par les éditions Books LLC, Classics Series, 2011

[6] Document FNCIVAM Pays de la Loire, (Fédération nationale des centres d'initiatives pour valoriser l'agriculture et le milieu rural),

[7] Document FADEAR, (Fédération associative pour le développement de l'emploi agricole et rural)

[14] Marc Dufumier, Famine au Sud, malbouffe au Nord, Nil, Paris, 2012. Du même auteur : 50 idées reçues sur l'agriculture et l'alimentation, Allary éditions, Paris, 2014

[15] JORF (JOURNAL OFFICIEL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE), 15 janvier 2017, p. 37 Vocabulaire de l'environnement (liste de termes, expressions et définitions adoptés)

[17] Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires (novembre 1973) complétée par le protocole MARPOL (février 1978). https://www.senat.fr/rap/l04-118/l04-1181.html

[19] Arto Paasilina, Le Cantique de l'apocalypse joyeuse, Gallimard, collection Folio, Paris, 2009

[20] Conférence des Nations unies sur le développement durable 2012, dite Rio+20, 20-22 juin 2012

[21] JORF (JOURNAL OFFICIEL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE) n°0189 du 18 août 2015, Loi n°2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte

[27] Nicolas Hulot, Je suis frappé par l'indigence des partis politiques sur la question du climat, Le Monde, 10-11/01/2016

[30] Jean Giono, La Chasse au bonheur, Gallimard, collection Folio, Paris 1990, p.100-104

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