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On pourrait croire que Memento, le film qui a fait connaître Nolan auprès d’un plus large public, n’est qu’une narration linéaire à l’envers, et que son originalité ne change pas grand-chose au récit classique.
Or, le fait même de remonter le temps, séquence par séquence, trouble les connaissances que le spectateur avait du film. Memento est un film proprement rétroactif : tout ce que l’on croyait acquis, inaltérable au sein du dispositif fictionnel, s’efface. À l’instar de Léonard Shelby, anti-héros du film, notre faculté à enregistrer la réalité est frappée d’amnésie.
Les premières séquences du film, quand bien même la chronologie des événements est inversée, pourraient sembler dignes d’un revenge movie. Le bad copmeurt enfin après une traque incessante. Le héros accomplit son devoir et trouve la paix intérieure. Impitoyable, en somme.
Or, plus on remonte le temps, plus on découvre des causes ignorées dans un schéma archétypal du revenge movie.
Le handicap de Léonard Shelby, incapable de se souvenir d’un événement ou d’une personne plus de quinze minutes, met en lumière une caractéristique inhérente au héros idéal du thriller : le héros est amnésique, et sentimentalement atrophié. Spectateur et personnage ne retiennent pas les petits à-côtés de l’intrigue. Seul le désir de vengeance les guide, leur faisant oublier tout le reste. William Munny n’est pas « impitoyable » pour rien.
Avec un personnage amnésique, l’héroïsme se renverse, la justice par la vendetta perd sa légitimité. Léonard Shelby est l’un des meilleurs anti-héros de Nolan, parce qu’il se croit un héros luttant pour la justice : il s’invente une linéarité digne d’un revenge movie pour justifier son désir de meurtre, justification personnelle dont le montage filmique s’applique à mettre à nu les soubassements mémoriels.
Il n’y a pas que la chronologie inversée qui opacifie le propos. Si Memento n’avait reposé que là-dessus, il aurait perdu tout intérêt. Le génie du montage nolanien est d’insérer dans cette chronologie des plans et des séquences entières qu’on a du mal à situer dans la temporalité du film. Flash-backs indéniablement, mais de quelle époque ? Morceaux de corps, mais de qui ? Perceptions de la réalité, mais de quel point de vue ? Ce brouillage narratif humanise Léonard Shelby ; ces plans expressifs, chargés d’un passé qu’il s’efforce de revivre dans sa mémoire abîmée, rappellent à quel point les spectres habitent le personnage.
Anti-héros n’est pas homme sadique, mais type paumé en quête de repères.
On pourrait presque dire que Nolan définit un humanisme de l’errance. Il ne s’agit pas de montrer combien cet homme se fait manipuler ou à quel point la croyance en des idéaux inaltérables est chose vaine. Memento épouse le point de vue d’un être en quête d’un Moi perdu, qu’il s’acharne à reconstituer dans le sang et l’encre des tatouages. Memento adopte la forme juste pour aborder l’autoreprésentation d’un amnésique solipsiste.
On retrouve là l’une des thématiques chères à Nolan. Ces personnages, masculins pour la plupart, sont habités par une profonde dépression, qui, paradoxalement, en les privant d’identité rassurante, les pousse à agir par une sorte d’héroïsme en négatif. Tous renouent avec un certain idéal de justice, mais le prix à payer est la mort de l’innocence.
Memento, de Christopher Nolan, 2000
Maxime