On a pu constater avec 13 Tzameti que l’heure n’était pas à la franche rigolade avec Géla Babluani. Violent, âpre, nihiliste, jusqu’au-boutiste dans son parti-pris (le principe de la roulette russe appliqué aux jeux d’argent), son premier long-métrage avait su fortement impressionner lors de sa sortie.
L’idée de prendre pareil uppercut avec Money’s Money (ou tout simplement Money dans sa version française) était donc à la fois tentante et angoissante, tant le visionnement de 13 Tzameti, au demeurant gratifiant, s’était avéré extrêmement éprouvant.
Signe de maturité, ou assagissement momentané ? Toujours est-il qu’il nous est cette fois-ci permis de souffler : Money’s Money, sans rien avoir perdu de la verve constestataire et du mordant de son auteur, se montre bien plus accessible dans son approche et sa tonalité.
En somme, continuer à appuyer là où ça fait mal, et en décupler la portée.
Les puristes du polar ou du thriller sanglants resteront peut-être sur leur faim : le grand public, lui, pourra cette fois-ci sans aucun problème rester jusqu’à la fin.
Non pas que ce que Géla Babluani a à nous conter soit d’une hilarité consommée. En exégète (af)fûté des inégalités sociales, Babluani a ainsi choisi de placer sa caméra dans un quartier pauvre et ouvrier du Havre, ville industrialo-portuaire du nord-ouest de la France au chômage endémique, conséquence de la crise économique des années soixante-dix ayant dès lors entraîné une diminution continue de sa population.
Inutile de préciser que la misère règne en maître dans ces zones pavillonnaires délabrées, où l’on peut apercevoir, au milieu d’une rue désertée, une carcasse de voiture calcinée placée telle un trophée. Où la petite pègre règne en toute impunité, protégée par des individus bien placés. Au milieu, une jeunesse désenchantée, travaillant sur les chantiers pour une bouchée de pain, sans réel espoir de voir leurs conditions de vie s’améliorer.
Dès lors, comment leur reprocher d’être prêts à tout par appât du gain ?
Babluani ne se permet donc pas de juger, de même qu’il n’entend pas pour autant cautionner.
Ces jeunes trentenaires, attachants mais un peu paumés, vont ainsi souvent réagir comme de réels écervelés. Jamais dans l’anticipation des événements, dans la planification de leurs actions, des conséquences que ces dernières auront.
Danis, un immigré serbe, son meilleur ami Eric, et Alex, la sœur de ce dernier, n’auront au départ qu’une seule obsession : braquer un homme opulent de la région, et mettre la main sur son million.
Non sans ironie, la ville n’aura dès lors définitivement plus rien d’un Havre de paix : les trois compères vont ainsi se retrouver au beau milieu d’une magouille mettant aux prises la mafia locale et celui pressenti pour diriger le Ministère de l’Intérieur.
En écho (une nouvelle fois bien plus léger) à 13 Tzameti, les trois compères ont voulu jouer, faire tourner la roue… et devront payer.
Présenté comme ça, Money’s Money et Babluani ne sont pas là pour rigoler. Or sans verser dans une légèreté qui aurait de toutes façons été hors-sujet, ce dernier se fait fort de ménager des moments de respiration, drôles et bien sentis, pour alléger la tension. L’espace d’une situation burlesque en pleine rupture de ton, le temps d’un dialogue grinçant, savamment ciselé, par exemple prononcé par le toujours impeccable Vincent Rottiers.
Dans un énième rôle de petite frappe lui collant désormais à la peau (Dheepan, Nocturama), Rottiers insuffle, dans ce cas-ci, second degré et ironie, à un personnage au demeurant pathétique, inconséquent voire tragique, auquel on en vient pourtant à s’attacher, par son humour potache, sa gaucherie, sa bêtise, surtout sa spontanéité.
Répondant de la volonté de Babluani ne pas sombrer dans un caricatural outrancier, le personnage d’Éric traduit sans fard ce désir de crédibilité, appliqué par ailleurs à l’ensemble du casting.
De vraies « gueules », des âmes damnées ou perdues totalement dépassées, auxquelles il est, notamment par la qualité de l’interprétation, aisé de s’identifier.
Même leurs réactions, pouvant pourtant paraître stupides de prime abord face à cette situation de crise, restent probablement proches de ce que tout un chacun ferait dans des circonstances similaires. Loin de ces personnages de facto patibulaires, véritables machines à tuer que rien ne semblerait pouvoir arrêter.
De cet homme politique respirant l’arrogance et la suffisance, au maître chanteur ne maîtrisant rien du tout, de nos trois compères aux hommes de main, tous cherchent à se faire plus gros que le bœuf. Pour être pourtant ramenés, quels qu’ils soient, à leur condition de grenouille qui pourrait bien vite être dévorée par plus déterminé.
Seul échapperait peut-être à cette logique le tueur ventripotent incarné par Benoit Magimel, impayable en exécutant implacable, fatigué et las. En fait, de tous, le seul qui ne cherche pas à être quelqu’un d’autre, le seul qui finalement ne triche pas.
Comme si le réel salut serait de rester soi.
N’y voyez pourtant pas un message misérabiliste prônant l’immobilisme. Babluani, bien trop respectueux des classes populaires, ne fait pas payer ses personnages de manière arbitraire pour ne pas avoir su rester à leur place, bien au contraire.
Ce qu’il défend, en revanche, c’est que la cupidité aveuglée par la tricherie, arrogante ou innocente, a forcément un prix.
Au même titre, en fait, qu’un ticket pour Money’s Money. Dans ce cas-ci, n’ayez pas peur : allez-y !
Film vu dans le cadre du Festival Fantasia 2017.