Premier volet d'une série consacrée à certains poètes de l'anthologie de poésie contemporaine d'Yves di Manno & Isabelle Garron : Un nouveau monde. Poésies en France. 1960 - 2010
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Ô déesse, fille de la maison,Ne livre pas ton nom.Les fils qui relientLes hommes aux champs, aux cieux,Se rompraient.S’ils t’appellent, ne les suis pas.Nommer, c’est supplier, faire venir.Que ma langue soit coupée !Je serai libre. »Dernier feu surréaliste mal connu, Jean Malrieu mériterait pourtant meilleure publicité. Ses vers, où les images frappent comme un marteau sur l’enclume, façonnent une nouvelle lecture poétique. Le mètre s’y épure jusqu’à la concision souhaitée, dans laquelle sens et image font un bloc brut, que nulle syntaxe ne peut lier, ou briser. En témoigne l’étonnant paradoxe final, a priori aporique selon une lecture ordinaire de la poésie, mais qui, dans la logique du poème même, accomplit en une brillante antithèse le travail opéré dans les vers précédents : lier mots et hommes d’un lien plus fort qu’un verbeux discours verbal.À l’image de ces « fils qui relient/Les hommes aux champs, aux cieux », la poésie surréaliste de Malrieu invente une nouvelle organicité de la langue, pareille à un rituel magique. La poésie se fait performatrice – ce qu’elle dit prend forme –, mais dans un monde spirituel, moral, dans lequel l’humanité semble se dépasser et joindre l’injoignable : la terre et le ciel, parlant un même langage.Rôle on ne peut plus sacré que tient la poésie ! Serait-elle la « déesse, fille de la maison » ? Faudrait-il comprendre que la poésie découle en même temps qu’elle cimente la société humaine, dans ce qu’elle a de plus chaleureux ? Si l’on maintient cette interprétation, la fonction de la poésie selon Malrieu s’inscrit dans la droite lignée de la mission civilisatrice que lui attribue un Hugo républicain, ou, au cours de la Seconde Guerre mondiale, la poésie patriotique de la Résistance, à laquelle contribuèrent largement les surréalistes les plus connus.Cependant – et c’est la singularité de Malrieu –, la déesse « ne livre pas [s]on nom » ; autrement dit, son essence échappe au discours catégorisant, celui-là même qui « romp[t] » l’unicité du genre humain. Voilà la force de ce poème : unir au moyen d’un langage devenu para-verbal. Y importe moins la rationalité syntaxique que la force de frappe, l’énergie qui circule entre ces vers courts, où résonne le timbre des mots.Déformer le langage, le rendre étranger à lui-même, pour en extraire des forces vives, autosuffisantes, in-formes, puisqu’elles dessinent un grand tout mystique que n’arrête pas le cadre exclusif de la langue académique et ne se borne pas à son terrible précepte : « Nommer, c’est supplier, faire venir. »
« Le nom caché », de Jean Malrieu
Maxime