« Furvent, ceux qui vont mûrir te saluent ! », lance l’insolent et virtuose troubadour Caracole au furvent qui ravage la 34e Horde. On ne saurait, avec plus de brio, extraire autrement la quintessence de La Horde du Contrevent : exister, c’est accepter que le monde dans lequel on se meut nous façonne. Exister, c’est grandir au sein de l’Autre.
Expérience du monde, existence de soi
La Horde du Contrevent est un livre ahurissant. Un de ces livres qui bouleversent notre conception du monde, tant ils constituent une expérience de lecture unique. Un livre où chaque mot pèse de tout son poids.Je ne saurais synthétiser un livre aussi dense – et ne veux m’y résoudre. Tout au plus puis-je indiquer quelques lignes de force directrices, qui donneraient, à celles et ceux qui désirent tenter le Contre, des points d’appui dans la tempête philosophique.Ce qui frappe à la lecture, c’est l’existentialisme qui baigne chacune de ces pages. Pas un existentialisme abstrait à la Sartre, ni même, quoique plus proche, celui hédoniste et sensuel de Camus ; il s’agit d’un existentialisme rude, qui trouve, dans chaque salve du vent, dans chaque blaast meurtrier, un concentré de vie, un fruit désirable qui pousse à aller toujours plus loin dans cette folle expédition en direction de l’Extrême-Amont, où résiderait l’Origine du Vent qui souffle continuellement le long de la Bande de Contre. L’existentialisme s’y vit à la dure, et dans la dureté se trouve la douceur.Aussi, le but assigné à la 34e Horde du Contrevent importe moins que le moyen d’y arriver. Ce qui compte, c’est le Contre, ensemble, chair contre chair, au cœur de la tourmente. Face à l’individualisme stérile, la chaude solidarité humaine, dont le prince Pietro Della Rocca se fait le héraut : « Qu'importe où nous allons, honnêtement. Je ne le cache pas. De moins en moins. Qu'importe ce qu'il y a au bout. Ce qui vaut, ce qui restera n'est pas le nombre de cols de haute altitude que nous passerons vivants. N'est pas l'emplacement où nous finirons par planter notre oriflamme, au milieu d'un champ de neige ou au sommet d'un dernier pic dont on ne pourra plus jamais redescendre. N'est plus de savoir combien de kilomètres en amont du drapeau de nos parents nous nous écroulerons ! Je m'en fiche ! Ce qui restera est une certaine qualité d'amitié, architecturée par l'estime. Et brodée des quelques rires, des quelques éclats de courage ou de génie qu'on aura su s'offrir les uns aux autres. »
Refusant la vie oisive de ses congénères, le prince Pietro a décidé de vivre sa vie au sein de la Horde. Il illustre ainsi un principe fondamental : vivre exige une morale, car la vie – cet ensemble d’accidents et de bonheurs qui nous heurtent – suppose une résistance à l’inexorable entropie. Exister, c’est alors concentrer, en soi et en les autres, la force nécessaire pour continuer à poser un pied devant l’autre. Nulle métaphysique, mais une morale concrète, nourrie du sol qu’elle foule : « Moins que d'autres, je ne savais si le but de notre vie avait un sens. Mais je savais, plus que quiconque, qu'elle avait une valeur. »
Récits de la post-modernité
J’ai souvent tapé sur les artistes dit « post-modernes ». J’ai attaqué leur goût pour l’Art pour l’Art, leur désintérêt de la vie, leur désir de tout fragmenter et détruire ; si la philosophie de la déconstruction (Foucault, Deleuze et Derrida entre autres) a inspiré autant de déchets, elle a également donné naissance à un art bien plus humain, qui célèbre le fait de vivre dans sa rudesse et sa beauté.Alain Damasio fait partie de ces artistes. Et La Horde du Contrevent de ces œuvres. La citation placée en exergue, tirée des Mille plateaux de Deleuze et Guattari, confirme le cadre philosophique du roman. Mais plutôt que de « post-modernité », qui suppose une poéthique de l’après, et souvent une nostalgie de l’avant, ne pourrait-on inventer un mot pleinement positif, auto-suffisant, pour qualifier des œuvres aussi optimistes que La Horde du Contrevent ? Écoutons Sov, scribe de la Horde, décrire son mode de vie, en rien déceptif : « N'acceptez pas que l'on fixe, ni qui vous êtes, ni où rester. Ma couche est à l'air libre. Je choisis mon vin, mes lèvres sont ma vigne. Soyez complices du crime de vivre et fuyez ! Sans rien fuir, avec vos armes de jet et la main large, prête à s'unir, sobre à punir. Mêlez-vous à qui ne vous regarde, car lointaine est parfois la couleur qui fera votre blason... Le cosmos est mon campement.»
Irréductible personnalité, désir de liberté, plaisir d’exister dans un monde autre que soi… autant d’idées récurrentes dans la philosophie de la déconstruction, qui, ici, atteignent leur plénitude. La Horde du Contreventne se situe plus dans le militantisme intellectuel ; elle fait vivre pleinement une poéthique au sein d’un vaste récit épique. Mais une épopée d’un autre genre : au lieu d’agréger en un même moule, le récit fragmente les points de vue, multiplie les focalisations, se disperse en une myriade d’histoires personnelles, dont chacune commence par un signe qui précise son émetteur et que l’on finit par reconnaître.Pour celles et ceux qui cherchent à concilier l’individu et le collectif, l’intimité et la solidarité, La Horde du Contreventles attend. Peut-être tient-on là le livre-manifeste d’une modernité fluide et d’une société inclusive, où les mouvements prennent le pas sur les stratifications. Car, comme le clame Caracole, « nous sommes faits de l'étoffe dont sont tissés les vents. »
La Horde du Contrevent, d’Alain Damasio, 2004
Maxime